La déjà longue histoire du jazz est jalonnée de talents en tous genres, interprètes, compositeurs, arrangeurs, leaders de formations de toutes tailles, du duo au big band. Mais, paradoxe, une poignée d’entre eux seulement a atteint l’intemporalité, forme d’éternité, inscrivant leur musique dans une dimension autre, à l’écart ou au-dessus des modes, des courants, des styles ou des querelles. Ainsi Miles Davis, Monk ou Coltrane. Trois artistes dont les noms continuent de s’inscrire au firmament, des décennies après, alors que le trompettiste s’en est allé en 1991, le pianiste en 1982 et Coltrane en 1967.
Précisément, Franck Bergerot, rédacteur-en-chef de Jazz Mag, qui s’était déjà attaqué à Miles dans de précédents ouvrages (dont Miles Davis, introduction à l’écoute du jazz moderne), se penche cette fois sur John Coltrane via un petit récit aux allures de biographie, d’initiation musicale et d’explication pédagogico/historique. Des pages denses consacrées à l’album Giant Steps, paru en janvier 1960, à ses séances d’enregistrement mais surtout au contexte dans lequel cet album est né, et pourquoi, 62 ans après son apparition, il constitue en effet à ses yeux comme à ceux de beaucoup d’autres « une pierre angulaire ».
Un album déterminant, enregistré pour l’essentiel les 4 et 5 mai 1959. Six des sept morceaux du vinyle naissent alors. Autour de John, les plus brillants instrumentistes qu’on puisse rêver : Paul Chambers à la contrebasse, Art Taylor aux drums et Tommy Flanagan au piano et évidemment John Coltrane au saxophone ténor. Reste le 7ème et dernier morceau qui sera, lui, enregistré le 2 décembre suivant avec deux nouveaux aux drums et au piano (Jimmy Cobb et Wynton Kelly). Mais quel morceau : Naïma. Une merveille dédiée évidemment à la femme de John Coltrane….qui se prénomme, vous l’avez deviné, Naïma.
Giant Steps, de retour 62 ans après sa naissance
62 ans après, revoilà donc Giant Steps. Non pas un disque parmi tous les disques dans lequel Coltrane s’est impliqué. Mais plutôt une oeuvre essentielle, marquant une rupture, le début d’une ère, et c’est dans ce sens que les éditions ont conçu ce livre-CD en faisant appel pour la partie éditoriale à Frank Bergerot. 85 pages accompagnent le petit disque. 85 pages essentielles pour mieux comprendre ce que représentent chacun des 7 thèmes d’origine du disque (augmenté de quelques autres dans le CD). Ou ce qui s’y cache. Ce qui se passait alors dans ce landerneau jazzeux new-yorkais, où est en train d’éclore le free, comme mille autres choses, tendances, au moment même, par exemple, où Bill Evans réunit ce qui sera l’un de ses plus beaux trios etc.
Dans ce petit livre dense mais rapide et accompagné de photos révélatrices, Franck Bergerot revient pêle-mêle sur sa découverte (à l’époque) du disque recommandé par Jazz-Mag (le magazine a été fondé en 1954), sur sa relative déception de la pochette (dame ! L’un des attraits des vinyles était en effet la joliesse de leurs couvertures, façon parchemin qui avait déjà sa place dans la bibliothèque), et sur sa découverte progressive du disque, du rôle des quatre musiciens qui y participent, et pour finir sur l’importance révélée de cet album, pour Coltrane comme pour la planète jazz qui sans toujours en avoir conscience, affrontait l’un de ses tournants les plus marquants et les plus riches.
1959-1960 : des années essentielles, pour la musique comme pour le monde
Pour le saxophoniste, en effet, 1959-1960 sont des années essentielles marquées par de multiples évènements (de l’arrivée au pouvoir de Fidel Castro aux premiers morts américains au Viet-Nam). C’est à ce moment là que vont être enregistrés non seulement Giant Steps mais aussi Kind of Blue, cet album majeur conçu et porté par Miles Davis. Au centre du sextet, au saxophone, Coltrane. Le plus frappant ? Les séances d’enregistrement de Giant Steps vont s’intercaler dans celles de Kind of Blue ! Pour le saxophoniste, des jours essentiels même s’il n’en a pas conscience.
Remettant ces albums et ces dates en perspective, l’auteur insiste sur l’évolution du saxophoniste disparu prématurément (en 1957, à l’âge de 40 ans). Dans ses choix musicaux, son attrait pour le free comme pour d’autres musiques et d’autres horizons, de l’Afrique à l’Inde, notamment auprès de Ravi Shankar. C’est à cette époque aussi que démarre le contrat de Coltrane chez Atlantic, lequel a prévu 7 albums à enregistrer, avant que le musicien ne rejoigne Impulse.
Ce petit livre « sonore » a l’intérêt, répétons-le, de repérer l’importance de ce moment musical, autant pour Coltrane, pour la scène jazz new-yorkaise que, in fine, pour le jazz tout entier.
* Le CD-Livre est disponible sur jazzimagesrecords.com, jazzmessengers.com et fnac.com. Il devrait être également disponible dans les magasins FNAC. Il est publié en deux versions, française et anglaise.
Jazz Images est une société barcelonaise qui produit beaucoup de rééditions, notamment sous label Elemental en relation avec Zev Feldman.