Jazz In Lyon

Anouar Brahem à l’Auditorium: la tendresse de l’errance, la grâce des silences !

En tournée autour de son dernier album After the Last Sky, le maître du oud Anouar Brahem a donné à l’Auditorium de Lyon un concert d’une grâce suspendue, comme une confidence, dans l’écho d’un poème de Mahmoud Darwich. Entouré de son Quartet, Dave Holland, Django Bates et Anja Lechner, il a offert une rêverie musicale au bord du silence. Un périple d’une rare tendresse et d’un raffinement hors du commun!

Parler d’Anouar Brahem, c’est souvent raviver en moi des résonances intimes, des instants enfouis que sa musique a su, sans bruit, envelopper de sa mélancolie diffuse. On croit l’écouter, mais c’est elle qui nous écoute , et me ramène, sans prévenir, à ce qui tremble encore en moi.

Il faut bien l’avouer : mon rapport à son œuvre échappe à toute objectivité. Comment le pourrait-il, quand elle a été la complice discrète de tant de moments essentiels, des lueurs de joie aux heures d’ombre, quand plus rien ne restait que le fil ténu de l’oud pour tenir debout ? Cette subjectivité, je la revendique. Car la musique de Brahem n’est pas une simple écoute : c’est une traversée.

Depuis toujours, il cultive cette singularité rare : inscrire les modes de la tradition arabe dans un langage ouvert, poreux, respirant. Le jazz, la musique de chambre européenne, les silences,  tout cela entre dans son nuancier, sans jamais brouiller l’identité profonde de sa voix. À chaque nouvel album, il étend encore un peu plus les contours d’un monde musical qui ne ressemble à aucun autre.

S’il me fallait en choisir un, ce serait sans doute Le pas du chat noir, disque limpide, sans percussions, dans lequel l’oud se mêle au piano de François Couturier et à l’accordéon de Jean-Louis Matinier. Une œuvre en apesanteur, souvent citée, oui, mais qui ne cesse de me hanter par sa douceur inquiète.

Aujourd’hui, huit ans après Blue Maqams, Anouar Brahem revient avec un quartet renouvelé , ou plutôt réinventé. Exit la batterie de Jack DeJohnette. Place au violoncelle d’Anja Lechner. Une absence, et tout bascule. Avec Dave Holland à la contrebasse et Django Bates au piano, la musique se fait plus nue, plus intérieure, comme resserrée autour d’un centre émotionnel devenu plus urgent.

Le titre de l’album, emprunté à Mahmoud Darwich, dit l’essentiel : « Où les oiseaux sont-ils amenés à voler après le dernier ciel ? » Une question suspendue, pleine de stupeur et de chagrin, à laquelle la musique ne répond pas,  mais qu’elle porte, avec une gravité tendre. Ce nouvel opus s’inscrit dans la lignée de Souvenance, composé à l’ombre du Printemps arabe, né lui aussi en Tunisie. Mais ici, c’est à Gaza, à la Palestine meurtrie, que l’oudiste adresse en filigrane une plainte muette, sans slogan ni cris. Juste la musique, pour dire ce qui ne se dit pas.

Ce n’est pas un manifeste. Ce n’est pas un cri. C’est un souffle, long et profond, qui invite à s’arrêter, à écouter, à se rencontrer. Face au fracas du monde, Anouar Brahem continue d’opposer la force douce de la beauté, la fragile puissance de l’émotion partagée. Et peut-être, dans le silence qu’il trace entre ses notes, se dessine encore un espoir.

Frisson d’intimité

Lui, assis au centre, oud en main, presque absent. Anouar Brahem ne joue pas : il habite. À ses côtés, Dave Holland, légende discrète de la contrebasse, Django Bates, pianiste lunaire, et Anja Lechner, violoncelliste au lyrisme contenu. Ils ne cherchent pas l’effet, ils cherchent le vertige calme, les harmoniques invisibles.

À Lyon, on a vu un groupe jouer comme on se parle dans un rêve. Pas de show, pas de démonstration. Juste une pulsation lente, presque immobile, comme si la musique avançait au bord d’un précipice.

 Pour ce voyage musical à l’Auditorium de Lyon, l’homme au oud présentait After the Last Sky, son nouvel album chez ECM, dans la continuité d’une œuvre qui tient autant du poème que du chant.

Sa musique ne raconte pas, elle évoque. Elle ne construit pas, elle respire. Entre jazz méditatif, traditions arabes revisitées et lyrisme de chambre, Anouar Brahem creuse toujours le même sillon, celui d’une beauté souterraine et pudique, d’un lyrisme qui ne force jamais sa voix.

Des instants au bord du rêve

Il y eut des moments d’une simplicité désarmante : un thème répété en boucle, presque en berceuse, entre oud et contrebasse, pendant que le piano s’effaçait dans des nappes à peine audibles. Le violoncelle, lui, ne chantait pas , il soupirait.

Rien de spectaculaire. Rien d’ostentatoire. Et c’est peut-être là que réside la puissance de ce concert : dans cette capacité à créer un lien direct, presque physique, entre le son et l’émotion.  Anouar Brahem ne cherche pas à séduire, il cherche à approcher quelque chose d’essentiel. Et parfois, il y parvient.

Une prière douce au cœur du tumulte

After the Last Sky n’est pas un album « de plus » dans la discographie d’Anouar Brahem. C’est un retour au souffle, une musique tournée vers l’intime, l’onirique, l’indicible. Ce concert lyonnais en fut le prolongement le plus juste : une offrande, discrète et lumineuse.

Lorsque le silence s’est refermé sur la dernière note, les applaudissements ont tardé à venir. C’était beau, et c’était bien ainsi.

Écho poétique : Mahmoud Darwich et After the Last Sky

Le titre After the Last Sky fait écho à l’œuvre du poète palestinien Mahmoud Darwich, dont la poésie explore les thèmes de l’exil, de l’identité et de la mémoire. Dans son recueil Au dernier soir sur cette terre, Darwich écrit :

« Jamais nos exils ne furent vains, jamais en vain nous n’y fûmes envoyés. Leurs morts s’éteindront sans contrition. Aux vivants de pleurer l’accalmie du vent, d’apprendre à ouvrir les fenêtres, de voir ce que le passé fait de leur présent et de pleurer doucement et doucement que l’adversaire n’entende ce qu’il y a en eux de poterie brisée. »
Mahmoud Darwich, Au dernier soir sur cette terre, traduit de l’arabe par Elias Sanbar, Actes Sud, 1999.

Ces mots résonnent avec la musique d’ Anouar Brahem, qui, sans paroles, exprime les mêmes sentiments d’exil et de quête d’identité.

Ce concert fut un moment de grâce, intime, profond et jamais triste, où la musique et la poésie se sont rencontrées pour offrir une expérience inoubliable.

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