Le 25 juillet, dans l’écrin majestueux du théâtre antique de Fourvière et sous une accablante chaleur, la chanteuse franco-américaine Cécile McLorin Salvant a envoûté le public avec un concert généreux, à la croisée du jazz, de la chanson française, de la poésie et de la mémoire créole. Accompagnée de son quartet complice, elle a transformé la scène en un espace mouvant de confidences, de théâtre vocal et d’explorations musicales audacieuses. Une traversée musicale dense et incarnée.
Une voix caméléon, une présence de conteuse
Cécile McLorin Salvant n’est pas simplement une grande voix du jazz contemporain. Elle est une interprète rare, qui fait de chaque morceau un micro-récit, un petit monde en soi, où coexistent la grâce, l’ironie, la douleur et l’espoir. Dans sa bouche, les mots prennent corps, le souffle devient geste, la mélodie s’infléchit selon l’émotion.
Le répertoire de la soirée était à son image : hétéroclite, ambitieux, transfrontalier. De Est-ce ainsi que les hommes vivent , poème d’Aragon mis en musique par Léo Ferré, elle donne une version bouleversante, sobre et tendue, presque nue, où chaque mot semble pesé. Une manière de convoquer l’histoire, la condition humaine, avec gravité et douceur mêlées.
L’interprétation de Il m’a vue nue, chanson gouailleuse et effrontée rendue célèbre par Mistinguett, révèle une autre facette de son art : le jeu, la distance, le sourire dans la voix. McLorin Salvant joue la comédie, mime les inflexions du Paris d’antan, tout en y injectant son propre regard, sa modernité, sa finesse.
Un quartet d’orfèvres au service de la narration
Autour d’elle, le quartet n’est pas simple accompagnement , c’est un véritable partenaire de jeu, un prolongement sensible de sa voix et de sa pensée musicale. Au piano, Sullivan Fortner, compagnon de longue date, est un coloriste subtil. Tour à tour romantique, ironique, explosif ou minimaliste, il semble deviner chaque intention de la chanteuse, la soulignant parfois d’un contrepoint espiègle ou d’un silence chargé de sens. Dans les moments les plus intimes, il offre à McLorin Salvant un tapis sonore d’une grande délicatesse, notamment dans les chants créoles ou lors de la reprise dépouillée de Until de Sting.
À la contrebasse, Yasushi Nakamura insuffle une assise souple, profonde, presque chantante. Sa musicalité attentive donne du corps aux ballades lentes et du rebond aux morceaux plus enlevés. Il est à la fois pilier et narrateur discret, toujours en dialogue avec la voix.
Le batteur Kyle Poole, quant à lui, est un maître des textures. Plus qu’un rythmicien, il est un coloriste rythmique, qui fait vibrer les peaux, les cymbales, les objets percussifs comme autant d’éléments de décor sonore. Sa palette est vaste, inventive, jamais démonstrative. Il accompagne les élans lyriques comme les silences suspendus avec une sensibilité rare.
Enfin, dans certains morceaux, le quartet se resserre, respire autrement, comme s’il se transformait au gré des climats émotionnels imposés par la chanteuse. Il y a une alchimie presque télépathique entre eux : une musique de chambre, mais pour l’air libre.
Une mémoire vivante et en mouvement
Ce qui distingue particulièrement Cécile McLorin Salvant, c’est son goût pour l’archive vivante, pour les chansons oubliées, les histoires marginales, les répertoires minorés. Au milieu du concert, elle entonne plusieurs chants créoles haïtiens, dans la langue de son père. Là, le ton change, se fait plus organique, presque sacré. Les rythmes se font plus terriens, la voix puise dans des strates plus anciennes, ancestrales. On n’écoute plus seulement une chanteuse : on entend une transmission, un fil tendu entre les générations, entre les îles et les continents.
Cette exploration des héritages se poursuit aussi dans la chanson française, un territoire qu’elle aborde avec autant de respect que d’ironie. Avec Le temps est assassin, ballade mélancolique popularisée par Véronique Sanson et écrite par Michel Berger, elle installe un climat flottant, une forme de douceur désespérée, sans jamais surjouer la nostalgie.
Une scène comme un salon ouvert
Entre chaque morceau, Cécile McLorin Salvant parle au public. Mais ce ne sont pas de simples remerciements ou transitions mécaniques : ce sont des fragments de confidences, des anecdotes, des questionnements partagés. Elle évoque son père haïtien, sa mère française, son enfance entre deux cultures. Elle parle de son rapport à la langue, aux mots, au silence. Elle rit, elle hésite parfois, puis repart, comme portée par un courant invisible.
Il y a dans cette façon de faire une immense générosité, et une capacité rare à créer de l’intime dans un lieu aussi grandiose. On a le sentiment d’assister à quelque chose d’unique, d’irrépétable ,un concert comme un conte, comme une veillée d’âmes, où l’on passe du rire à l’émotion, de la légèreté à la gravité en un souffle.