Cette soirée Soul a offert au public multi générationnel de 20 à 70 ans, venu nombreux de Vienne et d’ailleurs, une traversée sensible d’une soul contemporaine, plurielle et habitée, preuve, s’il en fallait, que le genre continue d’évoluer avec intensité et justesse.
D’un côté, Ben l’Oncle Soul, figure populaire de la scène française, venu présenter en création exclusive pour Jazz à Vienne un projet avec le Gospel Philharmonic orchestra mené de main de maître par Pascal Horecka. De l’autre, Thee Sacred Souls, trio californien adoubé par Daptone Records, dont la soul néo-rétro s’affirme comme l’une des plus fines du moment.
Deux générations, deux formats, deux climats musicaux, qui au lieu de se heurter, se sont répondu dans un dialogue à distance. D’abord l’ampleur et la lumière, portée par les chœurs et la chaleur vocale de Ben l’Oncle Soul. Puis la douceur et la puissance mêlée, distillées par l’excellent « love preacher » Josh Lane et sa bande, dans une tension continue et incarnée. La météo elle-même semblait suivre cette respiration inversée : un ciel calme et doré pour ouvrir, un air plus dense, presque cotonneux, en seconde partie.
Ben l’Oncle Soul, ferveur tranquille
En ouverture de cette soirée, Ben l’Oncle Soul monte sur scène avec un large sourire et une certaine sérénité. À 40 ans, barbichette légèrement grisonnante, quelques rondeurs, il semble avoir trouvé une forme de paix tranquille, loin de l’effervescence de ses débuts. Les mauvaises langues diront qu’il n’a plus l’énergie de sa jeunesse mais il reste malgré tout toujours solaire, un brin nonchalant, il venait avec beaucoup d’envie défendre un projet qu’il dit avoir longtemps rêvé.
Ce rêve était une exclusivité Jazz à Vienne : un format inédit avec le Gospel Philharmonic Experience, formation orchestrale et chorale dirigée par Pascal Horecka, conçue spécialement pour l’occasion. La scénographie elle-même a été pensée comme un écrin : sur grand écran, une création vidéo accompagne les morceaux, mêlant animation, couleurs saturées et silhouettes dansantes. On y voit Ben plus jeune, ou bien flottant dans un décor de dessin animé, jouant du piano, esquissant quelques pas. Une manière douce de projeter son imaginaire sur scène, entre introspection et fantaisie.
Le concert s’ouvre dans le recueillement. Le chœur entre seul, a cappella, dans une polyphonie dense et calme. Puis Ben prend place, et l’ensemble déroule un programme mêlant titres extraits de Sad Generation, son dernier album plus introspectif, et grands classiques du gospel. Nobody Knows the Trouble I’ve Seen, rendu célèbre par Louis Armstrong, surgit dans une version pudique et épurée. Le public écoute, attentif, porté par cette ferveur douce.
Le répertoire du soir s’étend bien au-delà de la soul classique. On y entend des teintes reggae, parfois légères, souvent chaloupées, comme des réminiscences d’anciens voyages musicaux. Le gospel, quant à lui, irrigue le concert de bout en bout, non pas dans la forme uniquement, mais dans l’énergie collective, le dialogue permanent entre la voix principale et le chœur.
Autre moment fort, la reprise de White Stripes, Seven nation army, souvent chants de supporters de tous sports et repris dans les stades, est transformé en hymne soul avec chœur ciselé. Une appropriation malicieuse, portée par le sourire tranquille de Ben, qui joue du décalage avec une élégance nonchalante.
Puis vient une magnifique version de “Dollar Is Blessing Me”, dans laquelle la chorale s’élève en contrepoint, créant un dialogue lumineux entre ferveur et mélancolie. Le public réagit par vagues de frissons silencieux, puis d’applaudissements sincères. Le public suit, porté par cette douce intensité.
Et bien sûr, “Soul Man” arrive en fin de concert, repris sans clinquant, comme un salut joyeux au passé. Ben l’Oncle Soul, moins showman, plus conteur musical, signe un moment singulier, dense et généreux, moins tonique et virevoltant que dans le passé, c’est Ben l’oncle Soul en quadra tranquille!!
Thee Sacred Souls : une soul incarnée, à l’économie maîtrisée
Sur scène, pas d’effet spectaculaire. Pas d’écran géant, ni d’animations projetées comme chez Ben l’Oncle Soul un peu plus tôt dans la soirée. Juste une lumière mouvante, entre le jaune solaire et les reflets bleus plus nocturnes, comme une respiration visuelle au rythme du concert. L’esthétique est sobre, presque vintage.
Le groupe, né à San Diego, s’est étoffé pour la tournée : aux côtés du trio fondateur, Sal Samano (basse), Alex Garcia (batterie) et Josh Lane (chant), se trouvent trois cuivres, un guitariste, un claviériste, un percussionniste et deux choristes dont les voix s’accordent avec une justesse discrète à celle de Lane. Une formation ample, presque luxueuse pour un projet soul encore jeune, sans tape-à-l’œil ni démonstration.
L’entrée du chanteur se fait au fil d’une intro musicale enveloppante. Il surgit sans forcer, entame “Lucid Girl”, extrait de leur dernier album Got A Story To Tell (Daptone, octobre 2023), et installe immédiatement sa présence. Silhouette fine, chemise bleue anthracite, Josh Lane est un performer sans esbroufe, mais habité. Il ferme souvent les yeux, se déplace avec fluidité, comme en conversation avec lui-même.
Il ne restera pas longtemps cantonné à la scène. À plusieurs reprises, il quitte le plateau pour rejoindre le public, traverse les allées, grimpe jusqu’aux gradins supérieurs, court autour des spectateurs surpris mais ravis. On devine que le mouvement fait partie du rituel. L’équipe de sécurité ne bronche pas : tout cela semble prévu, assumé, intégré.
Pendant ce temps, les musiciens restent en place, concentrés, presque figés. Certains regretteront peut-être un peu plus de jeu, d’échange, de prise de risque instrumentale, le groove est là, indéniablement, mais l’ensemble reste tenu, contenu, comme si l’on voulait éviter de déborder. Une retenue qui peut sembler frustrante par instants, mais qui participe aussi à l’élégance du projet.
Ce qui demeure, au-delà de la musique, c’est le message porté par Josh Lane, avec chaleur et simplicité : l’amour de soi, la bienveillance, la possibilité de bâtir du lien dans un monde fragmenté. Des mots peu nombreux mais sincères, glissés entre deux morceaux, parfois à peine murmurés, mais toujours entendus. Dans un lieu aussi chargé que le Théâtre Antique, cela résonne avec une force particulière.
Le concert se clôt sur un rappel généreux, avec trois titres, dont l’entraînant “Live For You”, au groove résolument funk. Josh Lane prend le temps de présenter chaque musicien, va les rejoindre un à un, les enlaçant comme pour mieux rappeler que c’est un groupe, une aventure collective, pas seulement une voix. Et peut-être est-ce cela, la soul contemporaine qu’ils proposent : une émotion tenue, une unité fragile mais réelle, et une envie sincère de toucher sans conquérir.