Le festival a-t-il franchi cette année au théâtre antique un certain Rubicon ? Du jazz traditionnel réduit à la portion congrue, de plus en plus des musiques métissées, certes issues du jazz, mais sans vrai rapport avec lui. L’édition sera sans doute l’occasion de découvrir quelques belles formations méconnues ou reconnues, entre hip-hop, électro, funk groovissime, ballades pianistiques et autre rap. Et, A part quelques rares artistes, tels Herbie Hancock ou Archie Shepp, le jazz lui se réfugie à Cybèle, en « matinale » ou tard le soir au Club de Minuit.
N’y a –t-il pas moyen de faire autrement ?
Résumer ça à un débat Anciens contre Modernes ? Sans doute pas, mais jamais Jazz à Vienne n’avait à ce point franchi le pas : celui de mettre le jazz traditionnel de côté pour épouser des formes autres, pour en venir à une sorte de melting pot musical dans lequel se côtoient certes des musiques cousines, nées du jazz, dérivées de lui, parfois avec bonheur, mais qui envoient bel et bien le jazz improvisé aux oubliettes.
Plus de big bands ou de formations réduites
D’où la présence dans cette édition des retrouvailles de musiciens tels Yann Tiersen, Dhafer Youssef, et surtout beaucoup de musiques électroniques, de vocals, de soul, de blues, de musiques ethniques. Et, a contrario, l’absence de big bands ou de ces formations réduites qui ont fait les grandes heures du festival.
Seuls ont trouvé grâce Herbie Hancock pour une énième fois, Georges Benson, Thomas de Pourquery, Gregory Porter et quelques autres, glissés ça et là, le plus souvent en première partie. A peu près autant qu’aux Nuits de Fourvière qui alignent Diana Krall, Marcus Miller, Archie Shepp en très bonne compagnie ou Raymond Imbert.
Et ne parlons pas de Marciac qui vient de publier sa programmation : du jazz en veux-tu en voilà dans ce festival perdu dans le Gers à 55 kilomètres de Toulouse, sans autoroute, et qui pourtant va aligner chaque soir à la même heure un chapiteau à même d’accueillir 5 000 spectateurs et une salle de 1 000 places autour du jazz !
Jazz à Vienne, le premier à ouvrir le bal en Europe
Comment un festival perdu dans la campagne, qui a la même ancienneté que Jazz à Vienne, parvient-il à programmer le meilleur du jazz actuel face à Vienne qui pourtant cumule pratiquement tous les avantages ? A fin juin, Jazz à Vienne est pratiquement le premier en Europe à ouvrir le bal ; situé aux portes de Lyon et non loin de Grenoble, Valence et Saint-Etienne, sans compter le bassin Viennois, il dispose d’une « zone de chalandise » qu’on ne peut que jalouser. Enfin, il dispose d’un cadre idyllique, ce théâtre antique mille fois vanté, sans doute le lieu le plus attachant de toutes les scènes jazz de l’Hexagone.
De la « jauge » à la réalité des chiffres
Mais que valent toutes ces considérations face à la réalité des chiffres : il suffit de regarder les nombres de « views » sur Youtube de tel ou tel clip pour se rendre compte de l’écart entre un Michael Kiwanuka, un Louis Cole, un Marc Rebillet et autres Blacks Pumas qui accumulent des millions de « views ».
Autant de publics à même de remplir ce théâtre antique à la jauge compliquée. Il est loin le temps où des Miles Davis, Sonny Rollins, Keith Jarret, Stan Getz ou un Gillespie étaient accueillis par 5 ou 7000 personnes. Et que, dans le même temps, Jazz à Vienne programmait des soirées plus feutrées, moins courues mais tout aussi passionnantes, ramenant à la surface des musiciens oubliés ou ignorés tel Buddy Collette.
Vrai, Vrai, Vrai
C’est vrai, nous n’étions que 1500 ou 2000 pour assister il y a deux ou trois ans à la soirée magique d’un John Zorn déchaîné. Vrai aussi que le public a évolué et qu’un festival ne saurait faire l’impasse sur des publics plus jeunes et donc plus pérennes et que ces formations présentent des musiques et des univers qui méritent largement le détour.
Mais c’est aussi l’intérêt d’un festival de dénicher des formations ou des artistes encore inconnus et de les faire découvrir à un public réceptif.
Or, à force de ne plus programmer ce type de jazz, le public potentiel ne peut-il que s’en détourner de plus en plus.
De Cybèle au Club de Minuit
Certes, il y a, à Vienne, toutes les autres scènes où l’on retrouve au contraire tout le jazz souhaité : des formations de toutes tailles, trios, quartets, quintets, big bands et j’en passe. Le tout gratuit, à Cybèle ou au Club de Minuit, lequel était souvent pour l’artiste (tel James Carter) l’antichambre du théâtre antique. Et, pour le coup, Jazz à Vienne réussit là le tour de force, année après année, de programmer des dizaines de concerts de grand intérêt en accès libre.
L’ennui, c’est que tout cela se passe en après-midi ou tard le soir, comme si le public de ce festival « off » était forcément en vacances ou en retraite.
L’ennui aussi c’est que tout ce festival « bis » ne bénéficie évidemment pas du dispositif scénique qu’offre le théâtre antique.
L’ennui enfin c’est que cela laisse entendre que le jazz n’est tolérable que s’il est gratuit et en accès libre avec le risque de le dévaluer définitivement, d’en faire un sous-produit musical vieillissant pour public nostalgique.
La quadrature du cercle
Au final, cette évolution musicale de plus en plus marquée est-elle inéluctable ? Si le principal souci de la tutelle est d’abord d’atteindre chaque soir une jauge « acceptable » afin d’éviter les dérapages financiers que Jazz à Vienne a parfois endurés, on peut le craindre.