En ces temps de confinement, évitons le repli sur soi et ouvrons grand nos oreilles, il y a plein de beaux disques à écouter. Ci-dessous une sélection de nouveautés embrassant de nombreux genres de jazz.
SINNE EEG & THE DANISH RADIO BIG BAND . We just begun
Stunt Records
Line-up sur le disque ou en ligne, merci !
Prenez une chanteuse très expérimentée (que l’on aime écouter en duo) et donnez-lui un big band huilé comme un moteur de Rolls avec des arrangements aux petits oignons et non dénués d’intérêt. Juste pour voir. Dès le début, l’on sent bien le plaisir qu’elle prend à propulser son art vocal dans ce contexte. Sa tenue de voix, le filet de raucité qu’elle contient, sa science du placement, font que sur chaque morceau tout passe comme sur des roulettes. Cela se passe tellement bien qu’au bout de quelques morceaux la maîtresse de maison tient la baraque avec une poigne de fer et bien sûr un gant de velours. Sachant que Sinne Eeg sait habiter une chanson, le big band semble de fait lui obéir. Il est d’ailleurs excellent ce big band oscillant entre classicisme et modernité, notamment grâce à des solistes inspirés qui relaient efficacement la chanteuse. Que cette dernière aborde des compositions originales ou des standards choisis avec goût, elle s’approprie leurs univers respectifs avec les qualités qu’on lui connait, notamment un scat toujours parfaitement géré. Si l’on ajoute à tout cela que l’enregistrement est d’une exceptionnelle clarté, l’on obtient suffisamment d’atouts pour faire un très beau disque de jazz qui trouve sans peine sa place sur nos étagères.
PREVITE – SAFT – CLINE . Music from the early 21st century
RareNoiseRecords
Bobby Previte : batterie, percussions
Jamie Saft : Orgue Hammond, Fender rhodes, Minimoog
Niels Cline : guitare, effets
- Les trois musiciens qui composent ce trio sont des adeptes biens identifiés de la recherche sonique tendance no limit. Cet enregistrement public le prouve une fois de plus. Rien n’est écrit et tout se passe dans l’instant. Quelques genres musicaux sont passés en revue mais c’est le bruitisme qui l’emporte. Tout est organique et empathique entre ces trois-là. Alors que leurs explorations s’attachent à un jazz presque classique où qu’elles percutent de plein la fureur du rock, elles définissent des formes d’improbabilités musicales qui n’appartiennent qu’à eux. Et au milieu de ce que certains prendraient pour un joyeux bordel, coule une vitalité sonore et mélodique hors du commun qui se déchire sur les angles aigus du geste improvisé. Pas de garde-fous, juste une urgence d’approfondissement dans un espace immesurable. No limit disions-nous. Cela ne signifie pas que Previte, Saft et Cline font n’importe quoi ; ils savent faire en défaisant dans un processus d’attraction / répulsion une musique unique d’une abyssale profondeur et d’une densité peu commune. En un mot : alchimique. Et les martiens n’ont qu’à bien se tenir.
CHARLES LLOYD . 8 : Kindred spirits
Blue Note
Charles Lloyd : saxophone
Julian Lage : guitare
Gerald Clayton : piano
Reuben Rogers : contrebasse
Eric Harland : batterie
Invités :
Booker T. Jones : orgue
Don Was : basse
- Enregistré en public pour célébrer ses 80 printemps, l’année dernière, cet album présente un Charles Lloyd en pleine forme et toujours créatif. Interrogé sur son ressenti actuel, voici ce qu’il répond à un journaliste : « Aujourd’hui, j’apporte avec moi tout ce que j’ai déjà joué, mais je le fais avec un esprit de débutant. De cette façon, je profite à la fois de l’expérience et de l’envie de faire de nouvelles découvertes. Certaines nuits, je suis béni et les divinités me rendent visite. On ne peut pas apporter tout ce qu’on connaît en même temps, car c’est l’erreur de la jeunesse. Il faut choisir les bonnes notes, mais je constate que même maintenant je trouve de nouvelles notes que je n’avais jamais eues auparavant. » Cqfd. Dans cet album en forme de florilège ultime de son univers, le saxophoniste et ses amis font revivre des thèmes qui puisent à tous les genres et qu’ils magnifient avec une sorte de sérénité créative qui pousse l’auditeur à l’onirisme. La musique de Charles Lloyd est toujours plus le moyen de transport le plus sûr vers des confins où l’inédit se révèlent dans une approche toujours renouvelée des paysages mystiques qui l’habitent. Si l’on ajoute que le casting de luxe réuni lors de ce concert dans sa ville natale est à la hauteur de l’événement, on vous donne une bonne idée du plaisir que vous aurez à écouter ce disque.
REVERSO . The melodic line
Out Note records
Frank Woeste : piano
Ryan Keberle : trombone
Vincent Courtois : violoncelle
- En s’intéressant de près au groupe de six compositeurs français du début du XXème siècle, parmi lesquels Darius Milhaud dont un des derniers élèves s’appelait Brubeck, Honneger, Poulenc, Tailleferre, etc, le trio Reverso tente une fois de plus la synthèse entre classique et jazz. Puisant dans le génome musical de ces compositeurs, ils ont (re) créé un monde musical qui leur est propre, une musique de chambre aux sonorités élégantes, emplie de rais lumineux apaisants. Nombre de jazzmen ont essayé de mêler Jazz et classique (ou l’inverse) avec plus ou moins de bonheur. Dans le cas qui nous occupe, le trio est bien au-dessus du lot. Leurs mélodies, dont l’écoute marque clairement leur double appartenance, sont ciselées si finement et avec tant d’originalité que l’on ne peut pas les comparer. Elles viennent d’un ailleurs lointain, porte intrinsèquement ses fruits, mais ne sont qu’elles, dans toute leur singularité. Leur temps s’étire sans contrainte et l’auditeur ne peut que décrocher de sa réalité ambiante. Quant à la résonnance chaleureuse entre les trois instrumentistes, elle magnifie ce travail d’orfèvre et définit un cadre intime où leur musique vit, et nous avec.
JEAN-PIERRE COMO . My little Italy
Bonsaï
Jean-Pierre Como : piano
Walter Ricci : chant
Felipe Cabrera : contrebasse (1,2,4,6,8,11)
Rémi Vignolo : contrebasse (3,5,7,9,10)
André Ceccarelli : batterie
Mino Garay : percussions (2,4,6,8,9,10)
Invités :
Louis Winsberg : guitare (7,9)
Christophe Lampidecchia : accordéon (8)
Si vous aimez l’Italie, si vous appréciez que des musiciens ayant un lien racinaire avec ce pays l’abordent en musique, alors cet album est fait pour vous. Jean-Pierre Como et Walter Ricci, à l’avant du navire, marient leurs cordes et réinventent par la composition une autre vue de notre voisine transalpine. Il ne s’agit donc pas de reprendre « Bella ciao » une énième fois, mais bien de porter un regard sur cette contrée méditerranéenne, un regard imaginaire, plus proche du rêve, qui permet aux musiciens une évocation distancié et intime à la fois. Ce disque est par conséquent plein de lumière, de senteurs, et l’on peut l’écouter en laissant le temps s’alanguir dans une moelleuse chaleur. Le timbre chaud de Walter Ricci s’accorde parfaitement à cette mémoration diablement suggestive. Alors, accompagné par des cadors, le chanteur napolitain n’a qu’à faire filtrer l’imagination afin de vous faire entrapercevoir toute les tendres douceurs de l’humanité latine. Hum… Sexy ?
BARRON / HOLLAND / BLAKE . Without deception
Dare2 Records
Kenny Barron : piano
Dave Holland : contrebasse
Jonathan blake : batterie
- Entre un disque de jazz classique en trio et d’autres disques du même acabit, il existe quelquefois une ou des différences subtiles qui font qu’au final l’un reste et les disparaissent. Est-ce uniquement dû à la science des artistes qui enregistrent ou est-ce une autre chose indéfinissable ou presque ? L’on penche pour la seconde solution. Kenny Barron et Dave Holland appartiennent au cercle restreint des monstres vivants du jazz. Ceci explique peut-être cela et Jonathan Blake sera un jour un monstre du jazz qui se hisse au niveau des ses maîtres. Toujours est-il que ce trio offre à l’auditeur une musique lumineuse, sans effets ostentatoires où l’art de la nuance est porté à son paroxysme. Qu’ils livrent leurs compositions ou fassent vivre celle d’autres grands du genre, le pianiste et le contrebassiste dévoile une empathie épatante enrichie par la présence rythmique brillante du batteur. Tout paraît simple car cette musique est faite d’honnêteté et de simplicité. Entre la fluidité de Kenny Barron et la rugosité charnue de Dave Holland un point de rencontre existe. Il doit s’appeler « amour du jazz » ou quelque chose du genre. C’est lui qui donne à cet album son homogénéité et en font dès sa sortie un classique du trio jazz. Aucunement passéiste, le trois musiciens aiment à fricoter avec les limites et ne nous lassent jamais. En fait, la subtilité est leur fond de commerce et cela fait toute la différence dont nous parlions ci-dessus. Recommandé, bien sûr.
LARA DRISCOLL . Woven dreams
Firm Roots Music
Lara Driscoll : piano
Dave Laing : batterie
Paul Rushka : contrebasse
Lara Driscoll est une jeune pianiste Franco-américaine basée à Chicago. Avec son trio montréalais, ville dans laquelle elle vient de finir ses études musicales, elle sort un premier disque que l’on trouve prometteur. Dans une veine contemporaine qui ne renie jamais la mélodie, elle offre à écouter une musique qui se concentre sur le détail. Sa rythmique à une présence discrète qui sied parfaitement au propos de la leader. Tout est très aéré, clair et limpide. Lara Driscoll possède un goût sûr et n’en fait jamais trop. Nous irons même jusqu’à dire qu’elle maîtrise pleinement une économie de moyen qu’elle met au service de sa musique dont le raffinement est patent. Entre ses compositions originales, dont une suite inspiré par Fred Hersch (ce n’est pas la pire des références), et des standards bien choisis (un Autumn in New York réharmonisé de belle facture, entre autres), elle a construit un disque très juste et équilibré où rien ne semble déplacé. C’est un très beau travail de jazz, déjà très abouti, par un trio de jeunes pousses que l’on prend beaucoup de plaisir à écouter.
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