Cinq disques, cinq univers différents. Du solo au big band. De France et du monde entier. Classiques ou expérimentaux. Toutes générations confondues. Ce doit être du jazz ! Du très largement déconfiné, pour lutter contre l’isolement qui guette.
DIEGO IMBERT / ALAIN JEAN MARIE . Interplay – The music of Bill Evans
Trebim Music
Diego Imbert : contrebasse
Alain Jean Marie : piano
Pour être franc, nous n’avions aucune inquiétude avant même de sortir le Cd de son blister tant les deux musiciens qui l’ont enregistré sont connus pour leur immense talent et leur attachement à la musique que nous affectionnons. En duo donc, ce qui est toujours le choix de ceux qui peuvent se le permettre, pour un hommage à la musique de du maître Bill Evans. En l’occurrence, l’alchimie est là. L’interplay aussi, bien évidemment. Le sel de cet enregistrement vient du positionnement des deux artistes face au défi. En toute liberté, ils ne jouent pas « comme ». Ils sont eux-mêmes et leur complicité musicale est un plaisir d’écoute tel qu’on n’en entend assez peu. Pas de virtuosité insipide au programme, mais de la musicalité bien sentie qui transcrit bien la fluidité du jeu evansien ainsi que ses contrastes. Harmonique et mélodique, en un seul bloc aux saveurs multiples, la musique exécutée par Diego Imbert et Alain Jean Marie parle de corps et de cœur car elle est inspirée. Humble devant l’obstacle mais sûr de leurs capacités, les duettistes s’approprient de façon intègre le jazz ineffable (et toujours incontournable) du natif du New Jersey (mort il y a déjà 40 ans) et lui offrent une autre occasion de briller grâce à leur intelligence musicale clairvoyante et en tout point sensible.
http://diego.imbert.free.fr/
http://www.alainjeanmarie.com/
J.PETER SCHWALM / ARVE HENRIKSEN . Neuzeit
RareNoiseRecords
Jan Peter Schwalm : piano, électronique & programmation
Arve Henriksen : trompette, percussions & voix
En référence aux débuts de ce nouveau millénaire dont l’instabilité est patente, le compositeur électroacoustique J.Peter Schwalm donne à écouter en duo avec le trompettiste norvégien Arve Henriksen une musique singulière qui oscille entre deux pôles nourris d’espoirs et de désespoirs. Va-ton vers une nouvelle ère ou une extinction de masse ? Tel est son leitmotiv et, dans sa musique, les augures eux-mêmes semblent pétris d’incertitudes. Et si l’on entend ici et là dans l’enregistrement quelques mélodies lumineuses, l’on perçoit aussi parfaitement les miasmes anxiogènes qui l’animent. Arve Henriksen, sculpteur de sons, assure avec un indéfectible brio à cet univers musical une présence habitée qui le caractérise depuis longtemps déjà. L’inventivité de son jeu, tout en en ouverture et en équilibre, en fascinera plus d’un, c’est sûr. Mais il est également nécessaire de rendre hommage à la vision globale de J.Peter Schwalm qui insuffle à l’ensemble de l’album une atmosphère angoisseuse autant qu’interrogative. Ce pourrait être une musique de confiné qui vous surprend comme un virus, qui vous habite insidieusement et vous rend captif d’un état subi : vous êtes soudainement dans l’écoute et vos pensées divaguent. C’est un nouveau temps qui débute. Neuzeit.
https://jpeterschwalm.bandcamp.com/
KATHRINE WINDFELD BIG BAND . Orca
Stunt Records
Andre Bak- RolfThofte Løkke – Magnus Oseth – Maj Berit Guassora : trompettes
Göran Abelli – Mikkel Vig Aargaard – Anders Larson – André Jensen : trombones
Jakob Lundbak – Magnus Thuelund : saxophones alto
Roald Elm Larsen – Ida Karlsson : saxophones ténor
Aske Drasbaek : clarinettes basse & baryton
Kathrine Windfeld : piano
Viktor Sandström : guitare
Johannes Vaht : contrebasse
Henrik Holst Hansen : batterie
Gabor Bolla : saxophone tenor solo sur The lifting & Dark Navy
Saurons-nous un jour pourquoi le jazz est aussi vivace et inventif au Nord de l’Europe ? Bonne question. Toujours est-il que ce big band créé et mené par la jeune pianiste danoise Kathrine Windfeld est une de ces mécaniques d’exception qui pénètre avec une indéniable autorité n’importe quel conduit auditif d’auditeur intéressé par la musique. A l’instar d’un Darcy James Argue ou d’une Maria Schneider, Kathrine Windfeld est détentrice d’idées musicales marquées du sceau d’une forte personnalité. Son orchestre, plein d’un enthousiasme et d’une énergie fédérateurs, ne manque pas de solistes talentueux pour traduire en sonorités ouvragées ses compositions. Plutôt novatrices, ces dernières mêlent allègrement les variations de rythme complexes aux harmonies les plus aventureuses avec une exubérante explosivité qui sait, quand il le faut, se tempérer et laisser place à des moments où le poétique et le lyrique donnent toute leur place à la finesse d’exécution de mélodies agréablement entêtantes. Et si l’écriture de Kathrine Windfeld aime les formes contrastées et clairement expressionnistes, elle n’en demeure pas moins d’un tempérament subtil qui lui permet de faire évoluer librement son orchestre à un niveau d’excellence déjà plus que notable pour une aussi jeune formation. Il ne vous reste plus qu’à écouter ce nouveau disque et les deux qui l’ont précédé (Aircraft, 2015 – Latency, 2017). A notre humble avis, un big band majeur.
https://windfeldmusic.dk/about.html
FEDERICO CASAGRANDE . Under water the way out
Edition Longplay
Federico Casagrande : guitare acoustique
Enregistré en 2017, ce disque solo du guitariste de Trevise est proposé uniquement en sortie digitale. Cela ne devrait néanmoins pas vous empêcher de l’écouter et de l’acquérir car il est loin d’être anecdotique. Federico Casagrande, à la guitare acoustique, y fait chanter son instrument avec un art consommé de la dramaturgie. Et si ses mélodies vous racontent leur histoire, vous demeurez libre d’imaginer les vôtres au creux d’une rêverie solitaire. La virtuosité du guitariste s’exprime avec brio tout au long de l’enregistrement sans jamais étouffer son harmonieux propos. Vous devriez donc vous laisser prendre par cet intermède (dans notre actuelle petite vie de merde, made in 2020) qui, à l’instar du disque de Fred Hersch chroniqué ci-dessus, apaisera en douceur quelques uns de vos doutes, quelques unes de vos douleurs. Il devrait même vous donner l’envie de sourire car un je ne sais quoi d’enfance se cache facétieusement dans ce disque où le regard de l’artiste semble briller d’un éclat musical mutin et intense à la fois. Pour cet enregistrement aux contours généreux, il ne vous reste plus qu’à choisir la plateforme…
NOTHING BUT LOVE . The music of Frank Lowe
Mahakala Music
Kelley Hurt : voix
Chad Fowler : saxophones
Christopher Parker : piano
Bernard Santacruz : contrebasse
Anders Griffen : batterie, trompette
Bobby Lavell : saxophone ténor (8)
Il va vous falloir un peu de liberté d’esprit pour approcher la musique avant-gardiste de feu Frank Lowe, connu entre autre chose pour ses performances mémorables et ses accointances avec nombre de musiciens, éminentes figures du free jazz (Rashied Ali, Don Cherry, William Parker, Lester Bowie, etc) Or donc, quand quelques uns des musiciens qui l’ont connu, et joué avec, se retrouvent à New York, dix-sept ans après sa mort, pour le célébrer, nous tendons l’oreille. Et nous vous conseillons d’en faire de même car la musique de cet album est un amalgame de structures libérées de la contrainte académique (c’est du free…) où chaque interprète joue autant qu’il écoute, entre volées de bois chaud et alanguissement passager d’où surgissent d’improbables mélodies qui retiennent l’attention. Frank Lowe, natif de Memphis, influencé par Coltrane, a su mettre dans sa musique suffisamment de personnalité et d’énergie pour qu’elle se démarque et qu’elle imprime durablement son caractère original dans les galaxies de la musique improvisée. L’on s’en aperçoit immédiatement dès les premières démesures que ses amis nous livrent dans ce disque opime, façonné dans un matériau brut et authentique, dont les contours savent épouser la souplesse et l’anguleuse rugosité dans un même mouvement. Grâce à ce groupe au nom qui dit tout, Frank Lowe, par sa musique, est aujourd’hui (et plus encore) un sacré mort vivant.