Dans cette revue d’octobre, des valeurs sûres qui n’usurpent pas leur statut et des découvertes qui laissent augurer de bonnes choses pour le jazz du futur. De quoi combattre efficacement le rétrécissement des jours et la fraîcheur à venir. Bonne écoute.
MARC COPLAND TRIO
[Illusions] Mirage
Marc Copland : piano Drew Gress : contrebasse Joey Baron : batterie
Un trio de Marc Copland, c’est toujours une entité faite d’un pianiste et d’une rythmique magique qui s’adonnent à des formes d’alchimie musicale toujours surprenantes. L’on y exploite pleinement l’harmonie et les textures. L’on recherche en permanence l’ensemble des possibles qu’une composition peut receler. Avec un niveau d’écoute hors du commun, les trois musiciens échangent en continu leurs rôles et jouent de la spontanéité avec à la clef des fulgurances étonnantes. Totalement maîtres de l’improvisation, les trois expérimentateurs qu’ils sont intrinsèquement révèlent au détour des phrases des couleurs tonales d’une profonde opulence. Dans cet album, aucune querelle d’ego ne saurait survenir. Il est clair comme du cristal que l’interaction est leur moteur et qu’elle développe une sensibilité commune donnant à leur musique une expressivité rare. Écoutez leur version de « Cantaloupe island » pour vous en convaincre, ou leur « Love letter » de John Abercrombie, ou encore le morceau des Beatles qui donne son nom à l’album. Bref, écoutez ce disque qui démontre, une fois de plus, le grandiose talent de ces trois musiciens qui ensemble enivrent l’auditeur avec des lignes sublimement inattendues. Les profondeurs atteintes sonnent mystérieusement à l’oreille, elles chatoient et vous plongent dans un espace musical assez indescriptible. Pincez-nous, on rêve ! Indispensable, totalement.
Louis Sclavis : clarinettes Benjamin Moussay : piano Sarah Murcia : contrebasse Christophe Lavergne : batterie
Ce n’est pas si souvent que l’on trouve Louis Sclavis à la tête d’un quartet que l’on qualifiera de part sa structure de « classique ». Et ce n’est pas si souvent que le clarinettiste crée un projet s’attelant à l’œuvre d’un artiste qu’il a déjà abordée par le passé. En l’occurrence, c’est de l’œuvre d’Ernest Pignon Ernest que l’on vous parle. Si en 2002, avec Vincent Courtois, Hasse Poulsen et Médéric Collignon, il avait mis en musique le travail strictement napolitain du plasticien, il s’attache de manière globale aujourd’hui au grand œuvre d’un artiste parfaitement hors norme. Et peut-être est-ce là le point de jonction entre les deux hommes : leur traitement personnel de la norme, voire même de la normalité. Celui qui par ses images collées au regard de tous a pignon sur rue, nous livre-t-il son âme, celle des murs ou celle des personnages qu’il expose ? Celui qui par ses compositions donne une dimension supplémentaire à ces images, que nous livre-t-il ? Des secrets comme seuls ceux qui s’exposent en cachent ? Il nous semble que l’un et l’autre se permettent d’offrir au doute qui nous habite l’éclat passager d’une expression artistique singulièrement double : ils font parler les murs et le silence qui les nourrit. Ils distillent en creux, par la personnification transitoire, un regard interrogateur et poétique sur la condition humaine. Les émotions qu’ils font naître par le regard gestuel et la forme musicale évoque un palimpseste aux chairs empilées sur le fil du temps. Louis Sclavis et les musiciens qui l’accompagnent savent évoquer avec le talent qui les caractérise l’impermanence de notre nature. Ils le font d’une manière renouvelée avec une forme orchestrale ancienne (On ne la dissèquera pas, elle est parfaite), ce qui pourrait être une gageure pour bien des artistes. Eux, ils passent l’écueil haut la main, nous interpellent et nous surprennent encore.
Jason Yeager : piano Fernando Huergo : basse Mark Walker : batterie, percussions Erini : voix (1.3.5.9) Farayi Malek : voix (2.7.11) Mirella Costa : voix (13) Milena Casado : flugelhorn (1.5.9) Cosimo Boni : trompette (2.6) Matthew Stubbs : clarinettes (1.2.5.9.11) Naseem Alatrash : violoncelle (1.3.5.9)
Avec « New songs of resistance », Jason Yaeger (encensé par Ran Blake et Fred Hersch) annonce la couleur d’entrée. Pianiste, compositeur et arrangeur très habile et inventif, il fait appel à trois chanteuses et des instrumentistes patentés pour affirmer positivement un message de défi et d’unité. Il affirme : « Les gens souffrent et j’essaie de donner un sens à tout ça à travers la musique. C’est ma façon de repousser l’oppression, l’exclusion et la violence, ma façon de défendre l’inclusion et la vérité. J’ai toujours voulu que la musique exprime un message édifiant et inspirant. Malgré tout ce qui se passe, nous allons persévérer. Allons de l’avant et battons-nous pour ce qui est juste – cette situation n’est que temporaire. » De fait, son disque est en tout point musicalement brillant. Le mélange réalisé entre les musiques des deux Amériques laisse filtrer le meilleur des deux mondes. L’équilibre est maintenu de manière savante bien que l’on passe du recueillement au lyrisme effréné en un tour de main, de l’intériorité à l’expressionnisme aussi vite. Est-ce le propre de la colère ? C’est fort et atypique. Notez au passage que le pianiste fait don d’une partie des recettes de toutes les ventes d’albums (copies de CD et téléchargements numériques) à RAICES (Refugee and Immigrant Center for Education and Legal Services), une organisation leader qui dessert les immigrants et réfugiés d’Amérique latine et au-delà à la frontière américano-mexicaine. C’est ce que l’on nomme un investissement non feint. C’est assez rare pour être signalé et encouragé.
Scott Hamilton : saxophone tenor Jan Lundgren : piano Hans Backenroth : contrebasse Kristian Leth : batterie
Avec une sélection d’airs folkloriques danois, de thèmes de films, de chansons de cabaret et de standards de jazz, joués par un grand saxophoniste ténor mainstream, cet album fait la part belle aux ambiances paisibles et presque surannées (ce qui n’est pas un reproche). Basé en Europe depuis une vingtaine d’années, il aime à jouer avec les artistes du lieu où il se trouve. Dans le cas présent, il est entouré des musiciens avec lesquels il a précédemment enregistré un Cd de chansons suédoises. Pour les citer : Jan Lundgren au piano, Hans Backenroth à la contrebasse et Kristian Leth à la batterie. La playlist est variée et chacun sait la mettre en valeur avec une retenue non dénuée de classe. Hamilton est juste parfait dans son genre et il sait apposer sa marque personnelle sur une expressivité jazz qui nous ramène à de grands anciens (Lester Young, Coleman Hawkins). Les idées s’enchainent avec une fluidité qui n’est pas permise à tout le monde et si le swing est détendu, son niveau d’excellence lui ne faiblit jamais. Bien sûr, c’est intemporel et pourtant plein d’une allègre fraîcheur non exempte de subtilité. Jan Lundgren est à son niveau (c’est dire) et la rythmique est plus que solide. Cela donne un quartet aussi cohérent qu’élégant et tout aussi musical. A noter une belle reprise de la composition de Niels Henning Orsted Pedersen « My little Anna » où la contrebasse de Hans Backenroth fait merveille. une raison supplémentaire d’acheter ce beau disque.
Carsten Dahl : piano Nils Bo Davidsen : contrebasse Stefan Pasborg : batterie
Pas facile de trouver sa propre voix (voie) quand on est à la tête d’un trio piano / contrebasse / batterie. Carsten Dahl, lui, n’a pas ce problème (dû pour beaucoup à l’engorgement du secteur). Ou, du mois, il y a longtemps qu’il l’a dépassé. Si l’on sent chez lui une influence jarrettienne et evansienne, elle est loin d’être prépondérante et sert plutôt de révélateur à son originalité première. Dans cette « Painting music », le peintre qu’il est également (il illustre d’ailleurs son album) travaille la matière de chaque titre avec un art consommé du contraste. Formidablement accompagné par une rythmique qui est bien plus qu’une simple rythmique, il crée des paysages musicaux qui transcendent le genre. En styliste curieux, il impose des effets de jeu à la profondeur captivante. Batteur sous la férule d’Ed Thigpen avant de venir tardivement au piano, il a gardé de cet apprentissage précoce un sens de la cadence et de son dépassement qui fait merveille. Qu’il aborde un traditionnel danois, un standard ou une improvisation collective, il va puiser on ne sait où un art de la mélodie primale qui touche son but à tout instant. Charnelle comme rarement, sa musique pigmentaire laisse couler une forme de sensibilité brute qui irradie l’ensemble d’un enregistrement où l’interaction entre les musiciens est redoutablement efficiente et souvent ludique. Un album à la vitalité indiscutable qui ne s’embarrasse pas de faux semblants tant il sait aller à l’essentiel en toute circonstance.
Tomeka Reid : violoncelle Mary Halvorson : guitare Jason Roebke : contrebasse Tomas Fuliwara : batterie
Virtuose, la violoncelliste Tomeka Reid (vu avec Roscoe Mitchell ou encore Nicole Mitchell propose une musique personnelle, pleine de curiosité. En improvisatrice émérite mélodiste dans l’âme, elle aime néanmoins à tordre ses compositions jusqu’aux limites du possible. Très ouverte également, cette musique est mise en valeur par des instrumentistes hors pairs que rien n’effraie. Les échanges entre le violon et la guitare sont passionnants tandis que la rythmique maintient la structure sans pour autant ignorer l’aventure. La masse orchestrale est souvent dense et les climats foisonnants. Et c’est pourtant limpide… L’on peut même parler de swing, à condition d’accepter une définition assez large, et d’élégance serpentine, de joie de vivre et de pudeur à la fois. Avec ce disque équilibré, nourri d’une musique en équilibre entre les univers, Tomeka Reid offre une vision musicale originale, due notamment à l’interaction entre les musiciens et, bien évidemment, à sa capacité d’écriture, avec toutes les finesses et le non-conformisme qu’elle contient. Liant avec une justesse remarquable la tradition et son temps présent, elle développe une expressivité créatrice qui fait d’elle une figure majeure du jazz actuel et il nous apparait clairement que sa singularité sera écoutée avec passion par celles et ceux que la liberté n’apeure pas dans les décennies à venir.
CLAIRE MARTIN & JIM MULLEN . Bumpin’ – celebrating Wes Montgomery
Stunt Records
Claire Martin : voix Jim Mullen : guitare Mads Baerentzen : piano Thomas Ovesen : contrebasse Kristian Leth : batterie
Depuis une trentaine d’années, la chanteuse anglaise Claire Martin poursuit une carrière internationale qui ne passe que très rarement par chez nous. Allez savoir pourquoi… Son timbre voilé au grain chaleureux lui donne pourtant une patte immédiatement reconnaissable qu’elle met au service d’un indiscutable talent. Son swing, tout de souplesse et d’élégance, fait merveille sur les compositions de Wes Montgomery comme sur les standards qu’il affectionnait de jouer et qu’elle reprend dans ce disque. Subtilement accompagnée à la guitare par le musicien écossais, ami de longue date, Jim Mullen et le trio du danois Mads Baerentzen, elle livre de fort belles et généreuses interprétations, d’un capiteux entêtant, sans une faute de goût. Rien n’est lisse dans son chant ou la modulation est élevée au rang de viatique et le sensible en vecteur incontournable. Cela semble, à l’écoute, si naturel et si évident que l’on en reste presque coi. Il est plus que dommage que Claire Martin ne soit pas mieux connu de ce côté-ci de la Manche ; remarquez qu’elle en remontrerait à bon nombre… Bref, la chanteuse londonienne, élevée au rang d’Officier de la couronne britannique, fait un travail d’orfèvre « ès Jazz » vraiment recommandable. Ce n’est certes pas aventureux ou révolutionnaire, mais quand ce jazz traditionnel est chanté avec un tel niveau d’expertise, c’est franchement jubilatoire.
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