Ce devait être le clou de la 42ème édition du Rhino : le Grand Barouf. Conçu et emmené par Lionel Martin et le peintre Robert Combas, il nous promettait « 336 heures d’extravagances », dont celles musicales du saxophoniste. Déçu ? Certes. Mais, le projet n’est que reporté, sans doute à la prochaine édition du Rhino.
On commence par ce qui fâche ? Du mardi 6 au dimanche 18 octobre, le Grand Barouf du Rhino devait marquer/scander la 42ème édition du Rhino Jazz Festival.
Comme un laboratoire de sons, d’idées, de thèmes divers fusionnant conférences, projections de cinémas, peintures et musiques. Pivot et âme de la manœuvre, Lionel Martin, musicien enthousiasmant qui, pour l’occasion, avait peaufiné un extraordinaire cheminement musical, passant de Monk à Albert Ayler en évoquant Colette Magny, Coltrane ou le Mahavishnu Orchestra, selon le jour et l’heure.
Un concentré de cette évolution de la musique du jazz vers la pop pour fourbir un nouveau son, à charge pour chacun de coller à ce dernier l’étiquette qu’il préfère. Reste l’essentiel : ce vers quoi tend la musique, entre création, rupture, événement et plaisir.
Patatras. Une fois encore, la pandémie a eu raison de l’initiative comme de l’essentiel du festival. Le Rhino a en effet pu sauver quelques dates mais s’est vu dans l’obligation de reporter la majorité de son programme, dont ce Grand Barouf qui, durant 12 jours, avait l’ambition de nous en mettre pour 336 heures d’extravagance.
« C’est reporté mais on est en train de travailler sur la suite », explique Lionel Martin, son âme créatrice, qui n’évoque que parce qu’on insiste, la somme d’efforts, de rencontres à Saint Etienne avec le peintre Robert Combas (qu’il ne connaissait pas), à faire se rencontrer deux improvisations, musicale, picturale, sans jamais en brider aucune. En gros six mois de travail passés à la trappe.
Six mois marqués par des retrouvailles quotidiennes avec le peintre dans son atelier. « Je jouais 24 heures sur 24 ». Chacun inspirant, nourrissant l’autre. Lionel jouant seul jusqu’au moment où, déclic, Combas se mettait à peindre. « Il va très vite », souligne Lionel Martin, qui n’est pourtant pas non plus du genre à ralentir. Meilleure preuve de cette rencontre, l’affiche du 42ème festival réalisée par le peintre et qui met en scène un curieux animal caparaçonné empoignant un saxophone. « C’est une grosse cohérence, ce n’est pas juste une illustration ».
Au total, tout de même, «c’est une grosse déception. Il faut se relever ». Surtout que le projet impliquait un tas de monde, dit Lionel Martin. Petite consolation : « ça nous permet de repenser le projet, on est en train de travailler sur la suite», qui devrait quoi qu’il en soit être reprogrammé l’an prochain.
L’annulation du Grand Barouf aura été d’autant plus une déception que, peu de jours avant, Lionel Martin avait publié un petit album dont il a le secret et qui ne ressemble à rien des 20 ou 21 qui l’ont précédé (lire ci-dessous).
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Le dernier opus de Lionel Martin : « Solos », une plongée dans le chaos sonore d’une mégapole
C’est le tout dernier opus du saxophoniste. Très court. Pas de temps à perdre. Il est seul aux commandes à partir à la recherche de ces sons étranges qui rythment bien plus qu’on ne le croit, le quotidien des grandes agglomérations
« Solos ». Auteur, Lionel Martin. Un album rapide. 35 minutes à peine. 5 morceaux. De Vibrations à La Chute. D’un bout à l’autre, les saxophones de Lionel Martin. Le saxophoniste réalise là, quasi seul, aux côtés d’un ingénieur du son talentueux, une « performance » : une étonnante incursion dans la ville, les bruits de la ville. Paris et ses banlieues pour ne pas les nommer.
Le disque est court, certes, mais il dit des choses étonnantes. Lionel Martin a en effet passé des jours, des heures à « écouter » la capitale, à s’imprégner de ses pulsations, de ce rythme étonnant des mégalopoles.
« Vibrations », le premier morceau a été suscité à Goussainville, dont le nom reste attaché à cet accident de Concorde qui signera la fin du supersonique. Pour Lionel Martin, l’accident et la commune provoquent bien d’autres sentiments : « on a enregistré au milieu de ce chaos sonore », explique-t-il.
Il en sera de même pour les autres morceaux. Tendez bien l’oreille : ici la voix d’une hôtesse de la RATP qui résonne au fond de la bande son. Là, ces bruits familiers du métro parisien (ouverture, fermeture des portes etc). « Ce sont les bruits de la rue, du métro. Une partie se passe à Pigalle. Une autre à Châtelet. J’aime l’acoustique du métro » explique Lionel Martin qui insiste : « je voulais enregistrer ça depuis longtemps ».
Pour ce faire, le musicien est donc parti à l’assaut des rues et de ces no man’s land dans lesquels se meut au contraire beaucoup de monde. Il en a épousé les bruits jusqu’à vouloir les réinterpréter. Un exercice pas simple, à arpenter la grande ville au petit jour, entre 5h et 9h du matin au besoin. L’idée ? Restituer les bruits de la ville comme un peintre en saisirait la palette multiple. Quelle musique ? Celle qui est à la source, le son dans son état originel, indéformé, brutal, éloquent.
De fait, au cours de ces 35 minutes, il faut être aux aguets, percevoir ces pulsations, ces bruits, ces sonorités qui entraînent Lionel Martin et qui font de lui un musicien pas comme les autres, toujours à la recherche d’une source sonore originelle. La sincérité du son.
En fait rien d’étonnant là-dedans. Le saxophoniste a découvert la musique en même temps que les bruits de la rue. Au départ, il l’a souvent conté, c’est dans une rue passante de la Croix-Rousse à Lyon, qu’il décide de se lancer. Il a 14 ans. L’idée ? Jouer pour s’exprimer certes mais surtout pour approcher l’autre, se nourrir de son émotion, quelle qu’elle soit, quel qu’il soit. D’où des rencontres phénoménales. Contrairement à ce qu’on croit, il est rare qu’on reste insensible à un musicien jouant dans la rue, même à une heure inattendue.
« Ca fait 30 ans que je joue dehors et ce qui se passe dehors est, pour moi, fondamental, explique-t-il. « C’est le plus important ». Il faudrait un magnétophone pour saisir l’engouement de Lionel Martin à ce sujet : « c’est un truc que j’aime, lors des moments creux, des envies d’arrêter, je prends mon sax et je vais dans la rue. Là, je suis à ma place, je suis sur Terre ».
La rue hostile ? Surtout pas. Lionel Martin pourrait parler des heures des rencontres faites en pleine rue, parce qu’il y jouait. Lorsqu’il interprète « Petite fleur » devant un homme qui évoque la perte de son petit-fils, de cet autre dont la montre se fixe sur 11h13. On ne comprend pas tout mais le saxophoniste est formel ; « ce qui m’intéresse c’est de renverser l’indifférence ». Et si le disque est d’une certaine façon « de l’indifférence », Lionel Martin est formel : « en tant que musicien, on a une mission, celle de parler aux gens ».
Loin de lui pourtant de renier la scène, son costume rouge et ces apparitions avec Louis Sclavis ou Mario Stanchev. Mais il y a chez lui avant tout une évidence de la musique. Pas forcément académique. Plutôt celle qui vient du ventre. Et surtout une envie qui l’amène à ne se fixer aucune limite, musicale, stylistique, géographique, tellement le musicien est plongé dans son expression, l’art de parler aux autres à travers son instrument. .
Avec qui Lionel Martin ne pourrait-il pas jouer ?
* Lionel Martin, « Solos ». Crystal Records.(Sorti le 3 octobre dernier).