En accueillant des artistes venus de pays des cinq continents du monde – Australie, Corée du Sud, Europe, Brésil, Canada, Etats-Unis – Belgrade a prouvé son ouverture au monde contemporain en mouvement. Une démarche audacieuse pour cette capitale des Balkans, au moment où l’Europe joue son avenir. Son directeur artistique, Dragan Ambrozić et son acolyte, Vojislav Pantić ont réalisé un puzzle comportant les plus belles voix de nos jours – Kurt Elling, You Sun Nah – des pianistes virtuoses – le légendaire cubain Chucho Valdes ou l’espagnol Marco Mezcuda – des moments d’anthologie – le big band de la Radio Télévision Serbe (RTS) et Bobby Shew – des rencontres inédites – l’Italien Enrico Rava et l’Américain Joe Lovano, le groupe serbe Fish in Oil et leur guest américain Marc Ribot, des surprises – le groupe suédois/norvégien The Thing ou le groupe australien The Necks – la tradition revisitée par le cymbalum du Hongrois Miklós Lukács, de purs moments d’émotion – les huit membres du groupe féminin de Julia Hülsmann ou le quintet cosmopolite des sœurs Jensen (Suède, Canada) – des révélations – le saxophoniste américain d’origine canadienne Ben Wendel ou le saxophoniste finlandais Jimi Tenor -, des moments de grâce avec la talentueuse chanteuse serbe Irina Karamarković, le trio LAN du Portugais Mario Laginha ou le quintet de l’Israélien Omer Avital.
Plus que jamais, le Beogradski Jazz Festival a su démontrer que le jazz transmet des valeurs universelles intégrant un mélange de races, d’ethnies, de genres au-delà des classifications.
Les concerts, au rythme de quatre par soir, se sont enchaînés d’une scène à l’autre pendant cinq jours avec une programmation allant crescendo et sans temps mort.
L’ensemble des concerts affichaient sold out devant un public extrêmement enthousiasme. La grande scène du Kombank Dvorana, ancienne Maison des syndicats restauré en centre culturel d’une capacité de 1 400 places, a été le théâtre des deux soirées les plus mémorables du festival 2018. La première soirée a réuni le quintet de Youn Sun Nah (Corée du Sud) et le Jazz Batá de Chucho Valdés (Cuba).
Dès son entrée sur scène, Youn Sun Nah dégage une intense émotion. Elle salue le public en serbe d’une voix timide et une apparence frêle, avant d’enchaîner quelques titres de son dernier album She Moves On (2017). Quelques instants plus tard, l’émotion et la ferveur gagne un public captif, séduit par sa personnalité, sa grâce et une tessiture vocale hors du commun.
Née à Séoul, Youn Sun Nah a étudié le jazz et la musique contemporaine à Paris. Elle a obtenu de très nombreuses distinctions internationales, et est décorée de la médaille de Chevalier dans l’Ordre national des Arts et des Lettres, décernée par le Ministère de la Culture en France. Son répertoire rend hommage aux grands artistes américains de la musique populaire américaine.
Elle finira son concert en saluant les Français présents dans la salle en interprétant, d’une manière bouleversante, Avec le temps, le chef d’œuvre de Léo Ferré. La 2e partie de cette soirée a été aussi intense avec Chucho Valdés et son Cuban Jazz Batà. A la façon d’un concerto pour piano et percussions, Chucho, ravi de se produire pour la première fois à Belgrade depuis une très longue carrière internationale, a mené un dialogue constant avec ses musiciens. Lors de ses soli au piano, avec une certaine désinvolture, il aime distiller, avec beaucoup d’humour, des citations empruntées à Carlos Santana, aux Beatles, à Duke Ellington… Le concert se finira par une danse envoûtée de l’un des percussionnistes/vocalistes, et se conclura par une batucada.
Le lendemain, sur cette même scène, se succèderont le quintet d’Enrico Rava et son invité, Joe Lovano, grandissimes dans la reprise de My Funny Valentine, et Kurt Elling, très smart et professionnel.
Les trois autres soirées étaient programmées dans un site culturel, Dom Omladine (le Centre de Jeunesse de Belgrade), idéalement situé en plein centre de la capitale serbe. En bas, la salle principale (Velika sala), accueillait, dès 19 h 00, les deux groupes-phare de la soirée qui se poursuivait à l’étage supérieur (Amerikana), dans une configuration plus proche d’un club, avec deux autres groupes représentatifs de musiques plus expérimentales.
Pour l’ouverture du festival, Marc Ribot était l’invité de Fish in Oil, un groupe serbe qui explore le jazz, le funk, le free, le punk, sans limites… Un projet qui, selon l’écho que m’a donné Bratislav Braca Radovanović, le leader et compositeur principal du groupe, pourrait bien connaître des prolongations tant la rencontre fut fructueuse.
Fish in Oil en est à son 4e album et jouit d’une notoriété méritée auprès des médias et du public belgradois. Il représente une nouvelle génération de musiciens talentueux, comme de nombreux groupes de Belgrade, tels que Hashima, le groupe du guitariste inspiré Igor Miškovi, la chanteuse Irina Karamarković au répertoire empreint de chants traditionnels serbes, le trio du bassiste Uroš Spasajević, du claviériste Aleksandar Grujić et de la chanteuse Nena Jelaa, ou encore le quintet d’Uglješa Novaković.
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Toute une écurie dont le talent est sans limites, et qu’on aimerait voir se produire sur les scènes hexagonales, ce qui n’est pas chose aisée pour eux. La plupart ont fait leurs études dans la section de jazz du Conservatoire de musique de Belgrade, très cotée, dont est issu Bojan Zulfikarpašić, que le public français connaît mieux sous le nom de Bojan Z.
Des autres moments forts du festival de jazz de Belgrade 2018, on se souviendra également du retour sur scène, après des soucis de santé, du trompettiste et bugliste Bobby Shew, visiblement très heureux de partager la scène avec les excellents musiciens de la radio télévision serbe (RTS) qui, pour fêter des 70 ans du big band, ont eu l’heureuse initiative de l’inviter pour une première à Belgrade. On a aussi partagé la générosité du quintet très dynamique du bassiste israélien Omer Avital, auteur de compositions bien structurées, à l’actif de onze enregistrements dont cinq avec son complice le trompettiste Avishai Cohen, et surtout le moment magique partagé avec l’Espagnol Marco Mezquida, pianiste surdoué de sa génération, qui peut prétendre s’inscrire dans la lignée des géants du piano, tels que Bil Evans, Martial Solal, ou Keith Jarrett.
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On retiendra aussi la prestation exceptionnelle de LAN, réunissant le pianiste portugais Mário Laginha, le saxophoniste britannique Julian Argüelles et le percussionniste norvégien Helge Norbakken, le charme de l’octet tout féminin de Julia Hülsmann avec 3 chanteuses solistes, violon, cello, clavier, contrebasse et batterie, et le trio acoustique australien The Necks, dont la démarche s’inscrit dans la recherche d’explorations sonores et musicales très innovantes, à l’instar du trio hongrois de Miklós Lukács, très progressif. Sans oublier le Finlandais Jimi Tenor & Band, dont le répertoire navigue entre acid jazz, funk et hip hop, les Autrichiens de Kompost 3 qui surfent entre funk-jazz, groove et free, Cortex, un groupe prometteur de la scène norvégienne, très inspiré du travail d’Ornette Coleman, et la sensualité du quintet des sœurs Jensen avec une mention spéciale pour Ingrid (trompette) – qu’on a pu découvrir au festival de jazz à Vienne et dans l’orchestre de Maria Schneider – alors que Christine (sax) se produit habituellement sur la scène montréalaise.
Enfin, pour conclure, des remerciements sincères à Vojislav Pantić et à son équipe. A l’occasion d’un repas organisé avec les journalistes accrédités (près d’une trentaine, issus de 15 nationalités environ), Vojislav a rappelé le rôle important que Jazz à Vienne avait indirectement joué pour participer au développement de la notoriété du festival de Belgrade lors de sa résurrection de 2005, après 15 années d’interruption forcée.
En effet, invité à Vienne à l’occasion d’un projet réunissant Chucho Valdés et le septet de Michel Camilo, Voja couvrira le festival pendant plusieurs années. C’est là qu’il a rencontré les premiers fidèles parmi les journalistes de la presse internationale spécialisée, qui forment désormais un « gang » autoproclamé Usual Suspects. Invités chaque année à Belgrade, ils se rendent ensuite à Panevo, à quelques kilomètres, pour le Panevaki Jazz Festival, que Voja a créé il y a quelques années.
Notre première rencontre date du 13 juillet 1999. Au cours de la même soirée, Lalo Shiffrin avait rendu un hommage à Dizzy Gillespie avec John Faddis, David Sanchez, Tom Scott, Alex Acuna et l’orchestre de la BBC. Nous fêterons l’an prochain 20 ans d’amitié et de souvenirs partagés.