Le 18 octobre, la salle Aristide Briand de Saint-Chamond affichait complet pour la Nuit du Blues du Rhino Jazz. Avant même la première note, l’air vibrait déjà de cette impatience fébrile qu’on ne trouve que dans les soirées promises à l’exception. Et la promesse, ce soir-là, fut tenue. Mieux : transcendée.
Deux artistes, deux histoires, deux manières de faire vibrer l’âme du blues. D’abord Justina Lee Brown, chanteuse nigériane au charisme incandescent, qui fait du groove une affaire de cœur et de corps. Puis Robert Finley, vétéran du bayou, conteur magnifique et voix de la sagesse retrouvée. Deux mondes qui se répondent, entre rage de vivre et tendresse apaisée.
Justina Lee Brown, l’embrasement du vivant
Dès son entrée en scène, Justina Lee Brown explose littéralement. Une boule de feu, une tornade, un feu sacré. Réduire cette artiste nigériane au simple blues serait une erreur, une injustice même. Chez elle, le blues n’est qu’un socle, une racine, d’où jaillissent des branches de soul, de funk, de rock, de gospel et de rythmes africains. Sa musique ne connaît pas les frontières : elle circule, libre et vibrante, comme un souffle vital.
Dès You Never Know, extrait de son album Black & White Feeling (2019), le ton est donné : groove irrésistible, voix brûlante, énergie contagieuse. Elle occupe l’espace comme une évidence, magnétique et solaire. Le public, happé d’emblée, bascule dans son univers.
Puis vient Black and White Feeling, le titre éponyme, plus introspectif, presque méditatif, où tension et lumière se frôlent dans un clair-obscur émotionnel. On My Way suit, pépite funky et libératrice, et c’est à ce moment précis que Justina invite la salle à se lever, à bouger, à se laisser traverser par la musique. L’effet est immédiat : la foule se lève comme un seul corps. Saint-Chamond devient Lagos, Memphis et Harlem à la fois.
La suite est un voyage : Biliki, issu de The Blues of My Soul (2013), porté par une rythmique afro irrésistible, enflamme la salle ; Baby Tomato clôt le set dans un éclat de joie communicative. La chanteuse rayonne, danse, rit, chaque chanson chez Justina Lee Brown est un acte de foi, un appel à la vie, un refus du désespoir. Elle ne chante pas le blues : elle chante contre lui, contre tout ce qui entrave la joie. Quand elle quitte la scène, on reste suspendu, encore traversé par cette lumière brûlante.
Robert Finley, la sagesse du feu
Puis surgit Robert Finley, chapeau vissé, sourire en coin, voix de velours buriné. La légende du bayou entre comme chez lui, accompagné d’un groupe jeune et solide, et de sa fille, Christy Johnson. Il plaisante, digresse, se confie : « On me dit souvent que je parle trop… mais je continue quand même. » Le public rit, conquis. Car Finley parle vrai, et quand il chante, le temps s’arrête.
De Age Don’t Mean a Thing (2016) à Goin’ Platinum! (2017) en passant par Sharecropper’s Son (2021) et Black Bayou (2023), il puise dans toute sa discographie : I Just Want to Tell You, Get It While You Can, Helping Hand, Holy Ghost Party, I Wanna Thank You… Chaque morceau est une bouffée d’humanité brute, portée par cette voix gorgée de soul et d’histoire, cette voix de survivant qui a connu la pauvreté, la cécité, et la rédemption par la musique.
Et puis vient ce moment suspendu : My Father’s Keeper. Sa fille Christy Johnson s’avance. Le père et la fille se font face, les regards se croisent.
Elle chante :.”
“He taught me how to be strong / When the world tried to break me down.
He told me never give up / Even when no one’s around.
I am my father’s keeper / And his love still guides me now.”
(« Il m’a appris à être forte, quand le monde voulait me briser.
Il m’a dit de ne jamais renoncer, même quand il n’y a plus personne.
Je suis la gardienne de mon père, et son amour me guide encore. »)
Dans la salle, le silence est total. On entendrait tomber une larme sur un gobelet de bière. Ce n’est plus une chanson : c’est une prière murmurée, une passation, un geste d’amour entre générations. Robert Finley regarde sa fille chanter et sourit doucement. On lit dans ses yeux la fierté, la tendresse, l’éternité d’un lien. Ce moment, fragile et incandescent, suspend la Nuit du Blues toute entière.
Le rappel en liesse
Puis vient le rappel. Le public, debout, refuse que la fête s’arrête. Les applaudissements deviennent un rugissement. Robert Finley revient, galvanisé, comme un vieux lion caressant la scène du regard. Et là, tout s’envole : You Got It puis Make Me Feel Alright font basculer la soirée dans la transe. Il danse, rit, salue, enlace. La salle est debout, le cœur grand ouvert. L’homme, drôle, tendre, habité, donne tout, jusqu’à la dernière note.
Une nuit pour croire encore
Cette Nuit du Blues fut bien plus qu’un concert : une célébration. Celle de la vie, du courage, de la transmission. Deux artistes, deux continents, deux énergies, mais une même flamme : celle de la sincérité. Justina Lee Brown et Robert Finley, chacun à sa manière, rappellent que la musique n’est pas un divertissement, mais un acte d’amour, une résistance à la peur.
En quittant la salle Aristide Briand, on gardait dans le cœur cette chaleur rare, celle des artistes vrais, qui offrent plus qu’un spectacle : une part d’eux-mêmes. Et soudain, le monde, l’espace d’une nuit, paraissait plus habitable.
PHOTOS : PHILIPPE SASSOLAS