Coup sur coup, ce jeune maître du clavier se penche sur Beethoven et réinterprète, seul, quelques uns des morceaux les plus connus du compositeur. Peu après, il s’attaque à Bill Evans, lui consacrant un « Tribute », en trio bien sûr, parsemé de quelques unes des compositions les plus repérables du pianiste. De toute beauté.
Qu’est-ce qui fait courir Paul Lay, pianiste dont le disque « Blue in green, Tribute to Bill Evans » vient de sortir ? Le musicien est prolixe : de l’album « Full Solo » où il se livre à une sorte de tête à tête avec Beethoven, reprenant à sa façon quelques unes des pièces les plus connues du compositeur, à ses rencontres avec Géraldine Laurent, Eric Le Lann, jusqu’à cet album en trio consacré donc à Bill Evans (cf la chronique d’Yves Dorizon dans sa Revue de Disques). Voilà fléché une sorte d’itinéraire qui permet de suivre les quêtes ou les attirances de ce pianiste hors-pair.
Une relecture intime de quelques morceaux de Beethoven, parmi les plus connus
Un an avant son Tribute à Bill Evans, Paul Lay s’était donc penché sur Beethoven, à l’invitation des Folles Journées de Nantes, à l’occasion du 250ème anniversaire du Monsieur. Un hommage mais aussi une relecture intime de quelques-uns des morceaux les plus familiers ou connus du compositeur. Tels la « La Lettre à Elise », « La Sonate au claire de Lune » ou « L’Hymne à la joie ». Y ajoutant quelques compositions dont « In Vienna-Heiligenstadt » écrite lors d’un court séjour que lui-même fit à Vienne « afin de m’inspirer de cette ville dans laquelle Beethoven a résidé longtemps ».
Classique ou jazz ? Ces 12 thèmes confirment qu’entre les deux la frontière est plus ténue que jamais ou qu’elle n’a pas lieu d’être. Entre l’aisance de l’interprète face à la partition, et l’inspiration de l’improvisateur, se révèle une musique autre, riche et évidemment surprenante. A ce sujet, Laurent de Wilde qui avait préfacé l’album à sa sortie remarquait : « Ni la technique, ni les idées, ni le goût du risque ne font défaut à Paul lorsqu’il reprend ces thèmes inoubliables (dont certains sont des cauchemars de voisins de pianiste, je pense en particulier à la Lette à Elise ! ). Il les enfile comme un gant avec l’aisance d’un jazzman qui joue les grands standards et fait apparaître dans l’oeuvre de Beethoven le mélodiste éblouissant qui ne demande qu’à être repris, dérivé, réinventé avec le temps qui passe sans rien lui retirer de sa modernité ». Il est vrai que formé au classique, habitué à passer 5 à 6 heures par jour devant le clavier, et s’étant attaché de plus en plus au jazz, notamment au Conservatoire supérieur national de musique, le pianiste n’a jamais cessé par la suite de mener de front jazz et musique classique.
Un disque né à la Scala à Paris, à l’occasion d’une résidence
Et c’est donc quasiment dans la foulée que Paul Lay a tenu à aborder l’univers de Bill Evans, qui ne cesse d’attirer, 42 ans après sa disparition. Ce Tribute à Bill Evans est né dans des circonstances particulières. De par la salle où tout s’est joué (La Scala à Paris où Paul Lay était en résidence), par l’irruption de l’épidémie de Covid qui avait bouleversé le calendrier et entraîné la fermeture des salles de spectacles durant des mois, et enfin par la démarche de la Scala qui a créé son propre label.
Résultat, ce disque enregistré en public à la Piccola Scala en début 2022, un hémicycle qui n’est pas sans rappeler l’Amphi de l’Opéra de Lyon, et où, pour la première fois, on posait des micros.
« Ça a été assez excitant, explique le pianiste, je connaissais déjà la plupart des thèmes mais je ne les avais pas forcément joués avec mes deux copains ». Et de se souvenir : « on a répété les thèmes dans l’après-midi », avant le concert en public, le soir. « C’était une première pour nous trois ». La fraîcheur rime avec le risque. A ses côtés, toujours, ces deux musiciens avec lesquels il joue depuis plus de dix ans, Clemens van der Feen à la contrebasse et Dré Pallemaerts à la batterie. (Ils ont enregistré ensemble Mikado en 2013 et The Party en 2017). Ça aide.
Paul Lay : « Cette impression qu’il a ouvert une voie »
Pour cet hommage, le pianiste a retenu quelques unes des compositions les plus marquantes de Bill Evans, comme des points de repères dans son oeuvre, dont Peri’s Scope, Blue in Green (écrit avec Miles Davis), The two lonely people et Funkallero qui conclut l’album. Il y rajoute deux autres thèmes, d’inspiration étonnamment proches, Minority et cette si légère Alice in Wonderland. Parlant de Bill Evans, Paul Lay note « son approche poétique, mélodique et harmonique, sur son univers d’une grande richesse » mais insiste : « on oublie de parler de son côté rythmique. C’est assez novateur ». Ainsi, dans « Portraits in Jazz»(1960), l’apport de Scott LaFaro et ce dialogue inouï que nouent ensemble le pianiste, le bassiste et Paul Motian.
A propos de cet attachement à Bill Evans, Paul Lay explique ; « il y a toujours des cycles, des renouveaux. On trouve des gens qui ont exploré cette piste. Et c’est cette impression qui frappe, qu’il a ouvert une voie. D’autres ont cherché d’autres formes d’expressions Paul Bley, Cecil Taylor ….je ne le situe pas au-delà des autres mais je suis plutôt soufflé par son approche ». En l’occurence, en matière de pianistes, Paul Lay évoque plutôt « une grande famille » dans laquelle il place notamment Jerry Roll Morton, Jason Moran ou Craig Taborn, « indéniablement l’un des plus grands » et quelques autres.
Ce plaisir à convier ses deux compères à entrer dans le jeu, voire à s’en emparer
Sur Bill Evans, il évoque entre autres « cette science qu’ont tous les grands, celle de hiérarchiser les sons. On entend chaque son. Il vient du classique, il entend chaque ligne ». Bien sûr, l’écoute du disque pousse à la comparaison de deux pianistes qui ne se sont évidemment jamais croisés (Paul Lay est né en 1984).
Frappent chez le jeune homme l’aisance, la légèreté, le renouvellement constant, la capacité à ponctuer tel ou tel passage jusqu’à le faire sien ou au contraire à quasiment disparaître. Ici l’intro de Blue Green, cette capacité à donner à la note jouée toute sa place, essentielle, mais aussi, ce plaisir à couper court, à convier ses deux compères à entrer dans le jeu, voire à s’en emparer. Ici, l’emphase est inutile.
La décontraction totale sur Peri’s Scope ajoute un peu plus à ce dialogue à trois qui va et vient, qui se poursuit en fait depuis près de dix ans. Au détour de Funkallero, on pressent que le pianiste en aurait encore beaucoup à dire. Beaucoup plus. Poussé par ses deux amis qui métamorphosent le thème, mélopée à trois aux étranges résonances. Mais, stop. C’est ici que se termine ce Tribute. L’art du trio.