« Bonjour à toutes et à tous ». C’est rituel chaque jour. 18 heures viennent de sonner lorsque démarre Open Jazz sur France Musique, l’émission de jazz la plus écoutée en France, en Europe, voire plus loin. Un cocktail de musiques, d’actualités, d’annonces de concert et de confidences de la part des invités d’Alex Dutilh qui officie à la tête de cette émission qu’il a lancée en 2008. Parmi les raisons qui expliquent cette longévité : une curiosité intacte après 40 ans de métier, une passion égale pour dénicher le thème rare, le disque-pépite, le musicien, l’enregistrement ou l’évènement qu’il ne faut pas louper mais aussi un plaisir palpable à retrouver l’auditeur et à l’emmener sur ces terres inconnues.
Ne pas oublier d’ailleurs : mercredi 12 avril prochain FIP fêtera (à 19 heures en direct) ses 40 ans de carrière avec un programme consacré à ses « musiques d’île déserte ».
Mais, au quotidien, comment se fabrique « Open Jazz », entre Alex Dutilh et l’équipe qui l’entoure ?
C’était il y a quelques jours. Rencontre dans son antre de France Musique, au moment de prendre le micro.
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Pour fixer les choses, que représente aujourd’hui « Open Jazz » dans le paysage musical ?
Alex Dutilh-C’est chaque jour 240 000 auditeurs (chiffre Médiamétrie). Il n’y a pas une radio européenne qui fait ce score là. Pour être précis, j’ai lancé cette émission en septembre 2008 et je bénéficie d’un super horaire radio : de 18h à 19h.
Toujours en direct ?
Toujours…..c’est une émission d’actualité du jazz. J’y tiens même si ça peut être parfois difficile. Ainsi, lors de la disparition de Wayne Shorter il y a quelques semaines. Nous l’avons appris à 17 heures et avons donc eu une heure pour chambouler le programme prévu. Le pire ça a été pour Ornette Coleman (décédé le 11 juin 2015). J’ai été prévenu 3/4 d’heure avant le direct et j’ai tout changé pour faire une « spéciale Ornette Coleman ». Ca aurait pu être d’autant plus laborieux que je me refuse à préparer des nécrologies. Mais c’est un musicien que je connais par coeur.
Comment Open Jazz a démarré ?
C’est une époque où plusieurs personnes partaient de France Musique dont Alain Gerber qui était à la quotidienne. Pour diverses raisons, je me suis porté candidat à la succession d’ Alain. On m’a répondu favorablement dans la journée. Magnifique mais je ne pouvais pas faire du Gerber, cultivé, qui décrivait la biographie d’un musicien puis qui en faisait un livre. Moi j’arrivais avec mon profil de journaliste, de rédacteur en chef de JazzMan durant 17 ans et j’ai donc proposé un magazine traitant de l’actualité en jazz et que j’ai peu à peu amélioré.
235 disques reçus chaque mois
Concrètement, quelle est la méthode pour proposer 5 jours par semaine une émission consacrée à l’actualité du jazz ?
C’est beaucoup de travail. Pratiquement, j’ai un tableau Excel que je nourris tous les jours de toutes les informations qui m’arrivent : disques, infos, concerts, livres. Hier, j’ai récupéré un livre de 350 pages de Guy Le Querrec (1) qui sort le 3 mai. Et évidemment ce jour là ou juste avant j’en parlerai. Pour donner une idée, je reçois chaque mois environ 235 disques. De France mais aussi d’ailleurs : tous les attachés de presse américains me connaissent, notamment parce que mon émission est une émission d’actualité, qui colle à l’actualité. Tiens, là il vient de m’arriver un coffret sur les Racines de Jazz qui sera disponible à Pâques. Bien entendu j’en parlerai alors.
Comment faire pour écouter 235 disques par mois (8 par jour) et pour ne rien louper de ces musiques qui se créent « sous nos yeux »?
Mon grand plaisir tous les matins est d’ouvrir ma boîte aux lettres et d’y trouver plusieurs CD. C’ est toujours une excitation maximale lorsque je découvre les 7 à 8 enveloppes reçues. Je sais que je vais y trouver des trucs incroyables. A partir de là j’écoute, environ 5 minutes chaque disque et je fais trois piles dont celle des disques que j’écouterai ensuite en intégralité. C’est ça l’essentiel de mon travail avec les informations. En écoutant, il m’arrive de hurler sur la musique que j’écoute. En fait, Radio France, quand j’y arrive un peu avant 18 heures, c’est ma récré. Tout le travail a été fait avant. La moitié de ma programmation n’est pas à la discothèque : donc je donne mon programme à l’avance pour qu’on ait le temps de réunir les morceaux.
Alors qu’aujourd’hui beaucoup de radios jazz ou supposées l’être, comme plusieurs festivals, n’acceptent plus de programmer que des formations vocales, France Musique vous laisse-t-elle totalement libre de vos choix ?
Il y a trois créneaux à France Musique où l’on parle. Dont Open Jazz : je reçois un invité une fois par semaine et seulement une fois par semaine. Sinon ça parle trop. Quant à ce que je programme, je ne fais pas de différence entre vocal et instrumental et c’est pareil pour la longueur des morceaux diffusés. Il y a un mois j’avais un invité et j’avais prévu de passer un des morceaux de son disque particulièrement long. « Tu vas le passer en entier ? », m’a-t-il demandé, étonné. Bien sûr. Ca a été pareil pour Don Cherry et ce Complete Communion publié en 1966 avec Gato Barbieri et quelques autres. C’était une face particulièrement longue mais je ne voulais pas la couper. Dans ce cas-là, surtout, il faut avertir l’auditeur qu’on « embarque pour 20 minutes ». Je ne me fixe aucune autocensure et jamais un auditeur n’est venu me reprocher ma démarche ou mes choix. La seule chose qui m’a été proposée ce sont les « Journées spéciales de France Musique consacrées à un musicien ». Cette fois-là, la radio consacrait cette journée à Jean-Michel Jarre à la sortie d’un de ses albums et la radio m’a proposé de le recevoir pour qu’il parle de jazz. A cette fin, il m’a transmis sa playlist idéale. Ca a été une émission scotchante. Mais, je précise : je n’ai jamais eu, je n’ai jamais de pression de la part de la direction et je n’ai aucune autocensure.
Depuis 1982, une collaboration ininterrompue avec France Musique
Comment êtes-vous venu au jazz ?
Je venais d’entrer à l’université de Bordeaux pour suivre des études de droit public et de sciences politiques. Nous sommes en 1968. C’est là qu’un jour on me fait écouter Ole de Coltrane. Un thème de 18 minutes. J’ai eu un choc esthétique. J’avais les mains glacées. Je n’avais jamais pensé que le jazz pouvait être ça. A partir de là j’ai voulu tout savoir : d’abord Miles, qui m’a conduit à Parker, qui m’a conduit à Lester Young, Count Basie, Ellington. Dans le même temps, je suis entré aux Douanes parce que c’était pour moi le moyen de rejoindre Paris (en 1971) où j’allais pouvoir fréquenter les clubs de jazz. Et je deviens pigiste chez Jazz Hot. Mais c’est en 1982, alors que j’étais professeur à l’Ecole des Douanes, que j’ai décidé de me consacrer totalement au jazz.
J’aidais alors mon meilleur ami Laurent Goddet, rédacteur en chef de Jazz Hot, qui réalisait Jazz Midi. A ce moment-là, il préparait une séance de cinq émissions sur Bill Evans, décédé peu avant et il m’en parle. Le problème c’est qu’il était secrétaire de rédaction au magazine Jeune Afrique et que pour faire l’émission, il devait s’absenter. D’où pour lui un choix difficile, son boss lui faisant remarquer que son travail valait mieux que de faire « le saltimbanque à France Musique ». Il vient donc voir le directeur de l’époque pour lui demander d’annuler l’émissions prévue mais il lui parle d’ « un petit jeune » de son équipe. C’était moi. Coup de bol, je pouvais me libérer vers midi. A la fin de la semaine, le directeur d’alors m’a félicité (« formidable »….je m’en souviens encore) et, depuis février 1982, c’est une collaboration ininterrompue avec France Musique : d’abord une émission par mois, puis une par semaine et enfin depuis quinze ans, une quotidienne : c’est « Open Jazz ».
Un bail donc ?
Oui. Et j’en suis à mon 17ème directeur (2) alors que mon statut est celui d’intermittent du spectacle depuis toutes ces années.
Le jazz a toujours bénéficié d’une telle reconnaissance à France Musique ?
Il y a eu des heures compliquées et le jazz a failli disparaître. Mais là, France Musique, sa direction, sont convaincus que le jazz est un facteur d’identité de la radio. Remarque que même Radio Classique qui ne diffusait que de la musique classique s’est ouverte elle aussi au jazz.
Y’a-t-il des émissions, des rencontres que vous retenez plus que d’autres ?
Oui. J’ai fait une série dans Open Jazz : Grands Portraits. Ce qui m’a amené à aller chez Keith Jarrett (j’y suis allé 6 fois). On a fait 10 heures d’émission. Ou Dave Brubeck : il fallait le réhabiliter. C’est ce que permet le service public : il permet d’écouter. Je suis allé chez Carla Bley, Charles Lloyd, John Zorn. Avec Keith Jarrett, avec eux, je sors de ces rencontres transformé : ça change ma vie. On découvre que tous ces artistes ont une philosophie de vie. On comprend mieux leur musique. Je me souviens ainsi de Wynton Marsalis qui me démontrait que le jazz est en fait la meilleure démocratie.
Avez-vous toujours le même enthousiasme ?
Oui sinon j’aurais arrêté. Là je compte encore réaliser une saison. Après je ne sais pas, je verrai : peut-être glisser vers une émission hebdomadaire. Je suis dans la logique du sportif qui ne doit pas faire l’année de trop. De toutes façons la relève est assurée.
1) Guy Le Querrec, photographe, entre autres connus pour sa collaboration aux trois albums du trio Romano-Sclavis-Texier
2) Marc Voinchet est directeur de France Musique depuis septembre 2015. Auparavant il a longtemps travaillé à France Culture (notamment producteur et animateur des « Matins de France Culture).
PHOTOS C. Abramowitz
Alex Dutilh a lancé cette émission en 2008. Elle bénéficie d’un créneau horaire particulièrement attractif (18-19h)
Chaque semaine, Open Jazz reçoit un invité. D’Ahmad Jamal à Randy Weston en passant par Ibrahim Maalouf, autant de souvenirs.
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