Carla Bley – Février 79 ( Roger Ressmeyer / Corbis / VCG via Getty Images)
C’est avec une grande tristesse que j’ai appris le décès de Carla Bley ce 17 octobre 2023 suite à une tumeur du cerveau.
J’ai découvert Carla Bley en 85, lors de la sortie de l’album « Night-Glo », album emprunt de l’esprit et du son de la Motown comme les trois autres albums de cette époque « Heavy Heart » (83), « Sextet » et « Carla » (87). Ces quatre albums particulièrement léchés, flirtant avec la pop et le jazz soft comprenaient comme musiciens attitrés le guitariste post-hendrixien Hiram Bullock, le pianiste Larry Willis, le batteur Victor Lewis, le percussionniste Don Allias, Steve Swallow à la basse et Carla Bley à l’orgue Hammond.
Ce fut un réel choc. Immédiatement, cette compositrice m’est apparue comme majeure. En remontant à ses œuvres antérieures, en suivant son parcours au gré de ses nombreux albums, en assistant à ses concerts chaque fois que l’occasion pour moi se présentait, je n’ai jamais changé mon opinion : c’était une femme solaire, complexe, très originale dans ses intentions musicales, généreuse et profondément collective.
C’est une des dernières figures historiques du jazz post-Bebop qui quitte ce monde, une des rares femmes à avoir occupé une place majeure dans l’histoire du jazz contemporain en tant que pianiste, compositrice, arrangeuse, chef de (Big) Band(e)s et aussi grande inspiratrice pour de multiples musiciennes et musiciens.
Cette femme aura vécue dans une liberté musicale peu commune, dans une recherche permanente de formats, de styles, de compagnonnages, d’écritures, au service des projets singuliers, ambitieux, et dotée une réelle vision politique de la création jazzistique.
D’une séduction naturelle, une grande silhouette à la chevelure « Creeping Willow», elle aura vécue successivement avec le pianiste Paul Bley, le trompettiste Michael Mantler et durant ces 35 dernières années avec le bassiste «Steve Swallow ». Avec ces trois hommes, elle a joué, participé à plusieurs de leurs albums et à chacun, elle leur a écrit plusieurs compositions majeures. L’alliance du lien amoureux et de la musique.
La liste des musiciens de première ordre avec qui elle a collaboré en tant que leader, co-leader, sidewoman est impressionnante : Charlie Haden, Don Ellis, Art Farmer, Steve Lacy, George Russel, Bill Dixon, Aldo Romano, Kent Carter, Larry Coryell, Gato Barbieri, John McLauglin, Jack Bruce, Paul Motian, Gary Valente, Roswell Rudd, Kenny Kirkland, Linda Ronstadt, Robert Wyatt, Nick Mason, Hiram Bullock, Victor Lewis, Lew Soloff, Andy Sheppard, Paolo Fresu, pour ne citer que les plus emblématiques.
Durant cinquante ans, elle est créditée de plus de 300 compositions et a enregistré de plus de 66 œuvres comprenant en tant que leader, 15 albums studio, 8 albums live, en tant que co-leader, 26 albums (7 avec Steve Swallow + Andy Sheppard / 6 avec le Jazz Composer’s Orchestra / 8 avec Michael Mantler / 5 avec le Charlie Haden et le Liberation Orchestra), en tant qu’arrangeuse, sidewoman, 12 albums et une musique de film (Mortelle Randonnée).
1 – NY- Los Angeles – Paul Bley
Née le 11 mai 1936, Carla Bley est initiée à la musique par son père, professeur de piano et maître de chœur d’église, débarque à New-York en 1955 à 17 ans et travaille comme vendeuse de cigarettes au Birdland où elle côtoye Bud Powell, Thelonius Monk, Count Basie. Mais sa rencontre décisive est bien avec le pianiste Paul Bley qui sera le premier à l’encourager à se lancer dans la composition. Il jouera ses premières pièces au côté d’Ornette Coleman et de Don Cherry – excusez du peu ! On compte aujourd’hui dans l’ensemble des albums de Paul Bley près de soixante de ses compositions.
lls se marient en 1957 et le couple déménage à Los Angeles dans la foulée.
En 59, retour du couple à NYC où ses pièces commencent à être jouées par Jimmy Guiffre, Georges Russel, Art Farmer via l’entregent (déjà) de Steve Swallow.
En 1964, elle participe avec Bill Dixon et Cecil Taylor à la création de la « Jazz Composer’s Guild » qui réunie la crème des musiciens en free jazz : Sun Ra, Archie Sheep, Burton Green, John Tchicai, Michael Mantler.
Cette fondation conçue comme une coopérative a pour but de jouer la musique des participants, « de réclamer des conditions décentes aux patrons de clubs ou maison de disques » et de trouver des mécènes par le biais de donations. Après quelques concerts des formations constituées, la guilde se dissout en avril 1965.
Dans la dynamique de cette association, Michael Mantler et Carla Bley mettent en place l’éphémère formation (quelques mois) de onze musiciens le « Jazz Composers Guild Orchestra » pour laquelle Carla Bley va être la principale compositrice.
2 – NY – Michael Mantler.
1964 sonne le glas du couple Carla/Paul Bley et le début de la relation avec le trompettiste Michael Mantler qui l’épousera en 1966 et avec qui elle vivra jusqu’à la fin des années 80.
Suit une série de concerts en Europe avec le quintette bien marqué free jazz « Jazz Realities » avec Michael Mantler, Steve Lacy, Kent Carter, Aldo Romano et Carla Bley au piano, additionné en milieu de tournée du saxophoniste Peter Brötzman qui précisait sur elle « … son jeu de piano n’était pas virtuose, mais avait une belle expressivité, un beau sens de l’espace ; mais elle jouait peu de solos, parce qu’elle était très timide et aussi parce très consciente de ses limites… Elle m’a d’ailleurs beaucoup encouragé à faire confiance à ma spontanéité. Est ce pour cette raison que je garde le souvenir de quelqu’un de solaire et de généreux ? ».
Puis vient la reprise en main de l’ex-« Jazz Composers Guilde Orchestra » qui devient le « Jazz Composer’s Orchestra » pour lequel Carla Bley va abandonner la forme de ses premières œuvres pour écrire des suites de plus grande ampleur.
En 1967, elle compose pour Gary Burton « A Genuine Tong Funeral et en 1968, elle fait les arrangements du disque « Liberation Music Orchestra » de Charlie Haden qui sera le premier album d’une fidèle collaboration avec ce magnifique contrebassiste : « Ballad of the Fallen » (83), « Dream Keeper » (90), « Not in Our Name » (2005) et « Time/Life » (2016).
Bley/ Mantler – Pionniers de la création de labels indépendants
Dans les années 70, Carla Bley et Michael Mantler deviennent des pionniers dans le développement de labels indépendants et dans la distribution de musique improvisée.
En 72 ils fondent le « New Music Distribution Service », organisation à but non lucratif spécialisée dans la distribution d’enregistrements les moins commerciaux. En 82 le catalogue comptera plus de 1800 enregistrements. Ce service fonctionnera jusqu’en 1990.
En 73, ils créent leur propre label « Watt Works» relayé en Europe par le label ECM. Son album « Tropic Appétites » sera la première production de Watts Works.
« Escalator Over The Hill » une œuvre extravagante.
En 1972, Carla Bley signe avec l’écrivain et poète Paul Haines l’œuvre la plus extravagante de sa carrière, « Escalator Over The Hill », triple album de plus de deux heures de musique, mélange de country, de jazz, de rock, de musiques occidentales, électronique, récitatifs, poésie, théâtre, joué par 53 musiciens issus de divers mondes musicaux différents.
Projet de longue haleine qui a pris trois années à aboutir de 70 à 72 avec une nouvelle technique d’enregistrement : le recording (enregistrement d’un instrument sur une piste déjà enregistrée) – en raison de la difficulté de réunir physiquement les musiciens sollicités. Carla Bley est présente à chaque étape : composition, direction, enregistrement, mixage.
L’accueil est très positif tant au niveau du public que celui de la critique puisqu’il reçoit le « Grand Prix Français du disque Jazz 73 », et il est nommé « Disque de l’année » par le magazine Melody Maker.
Le « Carla Bley Band »
De 74 et à 85 Carla Bley rassemble, assure la composition, la direction du « Carla Big Band » constitué d’une dizaine de musiciens de cuivres / section rythmique / orgue. « Européan Tour 77 » sera le premier disque de cette formation avec quatre titres dont le « Spangled Banner Minor and Other Patriotics Songs » joli pied de nez aux hymnes nationaux.
Suivront les albums « Musique Mécanique », « Social Studies » (81), « Live « (82), « I Hate to Sing » (84).
Parallèlement de nombreux projets se réalisent, de la musique classique au rock progressif au funk : écriture d’un concerto avec Keith Jarrett, « Fictitious Sports » avec Nick Mason (Pink Floyd), une tournée européenne avec Jack Bruce « Live ’75 » (sorti en 2003).
En 1981, elle signe un arrangement sur la fameuse musique du film de Federico Fellini « Huit et demi » et écrit la musique du film « Mortelle randonnée » de Claude Miller en 1983.
« The Very Big Carla Bley Band »
La fin des années 80 et le début des années 90, Carla Bley se consacre principalement pour le grand orchestre. Caractère festif, humoristique, puissant, des nappes propices à de longues improvisations de grands instrumentistes – Lew Soloff, Gary Valente, Andy Sheppard, Karen Mantler, Steve Swallow, Don Allias,…- l’écriture est contrastée, intense, lyrique et soignée. « Je donne les notes aigües aux petits instruments et les notes graves aux gros instruments » (Alex Stuart, 2007).
Paraissent successivement les albums « Fleurs Carnivores (89), « The Very Big Carla Bley Band » (91), Big Band Theory (93), « The Carla Band Goes to Church » (96) intégrant de quinze à dix huit musiciens selon les projets.
« The Very Big Carla Bley Band » reçoit le Prix Jazz Moderne de l’Académie du Jazz.
En 1988 paraît « Duets » un album en duo avec Steve Swallow,
Steve Swallow – 91 …
En 1991 elle se sépare de Mantler, et s’installe avec Steve Swallow.
La présence de Steve Swallow devient de plus en plus importante dans la vie de Carla Bley à partir de la fin des années 80. Il participera sous toutes les formes aux aventures musicales de son égérie.
Steve Swallow est un bassiste unique au son naturel – entre acoustique et électrique – possédant un beat précis, groovy, une attaque de velours, travaillant beaucoup sur l’aspect harmonique constituant ainsi une assise solide et stimulante dans une formation.
C’est également son producteur : « les gens ne réalisent pas que Steve Swallow a produit tous les disques que j’ai fait… Il travaille en lien étroit avec les ingénieurs du son, … et c’est pourquoi les disques sonnent de manière aussi bonne et surtout homogène. »(« Carla Bley, The Further adventures of the lone arranger »Site Stéreophile 2013).
Durant cette longue période, Carla Bley sort de nombreux albums dont le magnifique « Looking for America » qui a été conçu en trois ans – et des formats plus intimes duos/trios/quartet/quintet- avec Andy Sheppard, Paolo Fresu, Steve Swallow, Billy Drummond.
Carla Bley sort son dernier album au titre prophétique en 2020, « Life Goes On », en collaboration avec le saxophoniste Andy Sheppard et Steve Swallow.
Cinq albums emblématiques? Charlie Haden – Liberation Orchestra (69) / Escaltor over the Hill (71) / Sextet (87) /Fleur Carnivore(88) / Duets (88)
Plongez vous dans sa discographie, c’est vraiment inépuisable et si soyeux.
So long, dear Carla and thank for all.
Bibliographie : Carla Bley : l’inattendu-e ; sous la direction de Ludovic Florin / Collection jazz land
Podcast : Carla Bley – France-Culture – 10 émissions d’Alex Dutill
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