
Comment s’y reconnaitre dans la myriade de festivals estivaux se revendiquant « Jazz » même et surtout lorsqu’ils n’en font pas ? Même s’il n’est pas nouveau, le débat resurgit avec force cet été, au vu de certaines programmations…
« Jazz » ? Si les historiens ont à peu près su reconstituer comment le mot s’est imposé pour définir ce qui n’est pas seulement une musique, en revanche, l’utilisation de plus en plus galvaudée de ce même mot finit par inquiéter. « Jazz » ici, « Jazz » là, plus loin sur un capot de voiture japonaise, pas encore sur une pizza en vente au coin de la rue. Le sujet est devenu particulièrement sensible lorsque des évènements culturels estivaux, soucieux de remplir leurs salles ou en manque d’inspiration, ont commencé à revendiquer et imposer une telle appartenance, même lorsqu’elle n’avait pas lieu d’être.
Si le Landerneau en parle depuis des années, le phénomène n’a cessé de s’accélérer. Au point que, après la presse spécialisée, divers médias grand public (récemment Le Figaro, Libération) y ont consacré quelques articles, posant crument la question de la présence du jazz dans des festivals se présentant comme des festivals de jazz mais programmant des musiques souvent très éloignées et qui ne ressemblent pas à du jazz, parce qu’elles n’en sont pas.
Les raisons sont connues : et d’abord l’équilibre financier (ou un moindre déficit) en programmant des « têtes d’affiche ». Souvenir d’un directeur artistique de Jazz à Vienne qui, évoquant une soirée à 1 500 personnes, nous confiait : « à la 3ème soirée comme ça, je saute ». Souvenir d’un autre qui aurait préféré se retirer, épuisé par les incessants compromis qui lui étaient imposés.
Entre la baisse des subventions, les diktats des élus ou des collectivités qui s’inquiètent d’avoir à renflouer un festival en déficit, ou suffisamment sûrs d’eux pour imposer tel artiste ou telle musique, ou encore, telle équipe municipale (ainsi Vaulx-en-Velin) décidant en catimini de supprimer un festival au prétexte de lancer un truc foireux supposé mieux coller aux attentes des habitants de la commune, les motifs de dérive vers autre chose que le jazz sont multiples.
Le Jazz : une façon d’ouvrir les oreilles et non de les fermer
D’où de multiples interrogations à propos du jazz, de celui qui n’est plus, comme du jazz actuel, des musiques cousines qui s’apparentent ou se revendiquent « jazz » . Et des multiples cultures, Europe, Amériques, Asie, Afrique, Orient ou Moyen-Orient, qui, chacune, en donnent leur propre interprétation. C’est d’ailleurs le leitmotiv entendu : toutes ces musiques « descendent » du jazz d’une façon ou d’une autre, alors pourquoi chicaner ?
Sauf qu’ainsi, la confusion ne cesse de croître, trompant le public qui croit assister à un « concert de jazz » et compromettant au final les festivals qui en programment contre vents et marées. Le jazz, une façon d’ouvrir les oreilles et non de les fermer au rythme de rengaines, certes sympathiques, mais où création et improvisation sont et restent lettres mortes.
Le festival de l’Ile de Ré a-t-il franchi, en la matière, un « Rubicon » un point de non-retour ? Ce festival qui se tient début août est en effet un festival de jazz dont la programmation est assurée par Jean-Michel Proust, musicien, actif dans le domaine ; on lui doit le superbe festival des Guitares qui se tient chaque année à Montrouge et qui réunit la fine fleur des grandes et petites marques de guitares. Par ailleurs, il préside l’Académie du Jazz qui réunit surtout des programmateurs, chroniqueurs et autres professionnels du secteur et qui décerne notamment chaque année des prix récompensant, formations, musiciens, disques ou initiatives en faveur du jazz. Ce n’est pas anodin.
Sheila, sympathique chanteuse
Or, c’est ce festival de Jazz de l’Ile de Ré qui a décidé, cette année, de programmer Sheila, sympathique chanteuse qui n’a cessé depuis « L’Ecole est finie », d’évoluer, de se renouveler, au point, un jour, carrière en panne, de se tourner vers Nile Rodgers qui lui composa ce « Spacer » qui est encore dans toutes les têtes et que lui-même ne manque pas de reprendre sur scène.
Cela suffit-il pour avoir sa place dans un festival « Jazz » et pour ne pas risquer de dénaturer/ridiculiser in fine l’évènement, au moment où des centaines de musiciens de jazz déplorent de ne plus avoir la moindre sollicitation pour jouer dans l’un ou l’autre des dizaines d’évènements organisés dans l’Hexagone en juillet/août ? A notre sens, non.
Comment protéger le Jazz de ces nombreux petits cannibales ?
Poser ainsi la question induit la réponse : le « jazz » est de moins en moins compatible avec les grosses machines (oui, je sais, il y a Montréal et Newport). Si le Charlie Jazz Festival à Vitrolles (jauge maxi : 1 500 places) est en mesure de rester fidèle à une ligne artistique et d’en faire surtout un atout, bien d’autres sont obligés de composer avec des « réalités », de chiffres, de jauges, de rentrées de la buvette, de ventes de tee-shirt l etc….Après ? Il suffit de consulter le nombre de « Vues » sur You Tube pour savoir, à peu de choses près qui inviter, qui programmer pour « faire de la jauge ». A ce petit jeu, John Zorn ne part pas gagnant., vous l’avez deviné.
C’est dans ce contexte que nous publions ci-dessous le courrier (rendu public) de Philippe Simonci, figure familière du jazz à Lyon et Rhône Alpes (il est aux côtés de Jean-Paul Boutellier, lors de la création de Jazz à Vienne en 1980-1981 et se fait entendre chaque mercredi sur Crock Radio, dans Jazz Chorus, une des émissions Jazz les plus au fait de ce qui vaut la peine d’être écouté. Et pour suivre, le courrier d’Anne Ducros sur le même sujet.
Une polémique ? Plutôt une question lancée à tous, organisateurs, patrons de lieux de jazz, élus et bien sûr public : comment agir pour protéger, face à ces nombreux petits cannibales qui, sans forcément penser à mal, en appellent au « Jazz », une musique qui nous est chère.
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Philippe Simonci : « Aucun amateur Jazz ne se fera duper »
Ci-dessous le courrier de Philippe Simonci adressé à Messieurs Jean Chavinier et Jean-Michel Proust à propos du festival « jazz » qui se déroule chaque été sur l’île de Ré
Lyon, le 7 juillet 2025
« Excusez-moi, c’est ma chique qui ne passe pas très bien à la lecture de votre programmation 2025…
Il y a quelques années déjà que je la « surveille », jusque-là, elle respectait une certaine éthique, ne sombrant pas trop dans le populisme rémunérateur à tout prix, mais là, au beau milieu des nommés de quelques artistes qui font fort bien le job et qu’il est à peu près normal de « cataloguer » Jazz, programmation IN >> SHEILA ? que vous présentez ainsi : « Véritable icône de la chanson française, sa longévité s’étend sur plus de six décennies, une carrière jalonnée de tubes, passant du yéyé au disco, de la pop au rock, avec pas moins de 27 albums écoulés à plus de 85 millions d’exemplaires. Sheila est l’une des rares artistes françaises à s’être classée à plusieurs reprises au prestigieux Billboard américain. Iconique ! », en oubliant au passage de préciser qu’elle a eu aussi comme mentor un certain Nile Rogers, ce qui pourrait constituer une très infime justification…
Il est vrai aussi que Zaho De Zagazan, The Dire Straits Experience programmés en 2024 ou Murray Head et Bernard Lavilliers en 2023 semblaient bien malheureusement précurseurs d’une certaine orientation artistique…
Certes, proportionnellement beaucoup de festivals qui utilisent le mot « jazz » dans leur intitulé ont grand peine à offrir, ne serait-ce que 30%, de cette musique qui nous anime, que vous connaissez évidemment pour l’avoir servie avec ferveur et un talent qui méritent le respect.
Ou alors, la tromperie est à son comble, mais qui voulez-vous duper ? Aucun amateur de jazz, même peu averti, ne se fera berner et ceux de la variété française ne comprendront certes pas que leur idole ait à ce point évolué sans qu’ils en aient suivi le parcours.
Un jour viendra, sans doute avec ma retraite en cours, où je prendrai le temps, assisté de quelque ami avocat retraité également, pour trainer en justice tous ces organisateurs de concerts et festivals usurpateurs du mot « jazz », pour publicité mensongère. Vous en êtes pour cette année un exemple parmi d’autres. Fort heureusement les journalistes se réveillent enfin pour dénoncer cet état de fait déplorable et exponentiel alors que les agents sont devenus programmateurs : Libération, Le Figaro, quelques journaux spécialisés et éditoriaux divers.
Quelques « petits festivals » tentent de garder le cap, soutenons-les.
Jazz au Phare
155 All. du Phare 17590 Saint-Clément-des-Baleines
Messieurs, je vous souhaite au demeurant un beau festival, vous avez quelques artistes talentueux au menu aussi et j’imagine que vous leur offrez un cadre à la hauteur de l’événement estival.
Bien à vous.
« Je l’avais dit jadis lorsque j’amenai en France le premier jazz – Billy Arnold – pour le présenter sur une scène de concert : le jazz est une pulsation. Il se simplifiera ou se compliquera selon les fièvres. Mais il ne relève pas d’une mode. En outre, j’estime qu’une jeunesse formée au milieu du jazz est tout autre qu’une jeunesse formée, par exemple, au rythme des valses viennoises. C’est sous cet angle qu’il faudrait étudier le problème. Votre fidèle Jean Cocteau »
Philippe Simonci
Membre de l’ex Jazz A Lyon
Membre de l’ex Jazz Club de Lyon
Membre du Quartier Latin Jazz Club
Ex « roadies en chef » de Jazz A Lyon
Ex « roadies en chef » de Jazz A Vienne Pianiste amateur
Amoureux de la musique
Animateur et programmateur de radios FM Chroniqueur « jazz » pour différents supports Etc. (*)
(*) je n’aime pas beaucoup les étiquettes c’est juste pour vous préciser que, si mon nom vous est parfaitement inconnu, « je connais un peu la musique aussi… »
Anne Ducros : « Le Jazz est une langue. Une grammaire. Une histoire vivante. »
Ci-dessous, le témoignage de la chanteuse Anne Ducros sur sa page Facebook, un texte à propos de cet effacement progressif du Jazz dans les Festivals… que je reproduis avec son accord.
« Le Jazz c’est le vrai. Pas le flou
Le jazz n’est pas un parfum, c’est une langue, une lutte, un héritage vivant.
À l’heure où le mot jazz est devenu une étiquette que l’on colle sur à peu près n’importe quoi, une voix suave, un arrangement feutré, une campagne marketing bien huilée, à l’heure où les programmateurs de festivals affichent par souci de rentabilité des noms qui ont à voir avec le
Jazz comme un autotune avec Ella Fitzgerald, comme une boîte à rythmes avec Art Blakey ou comme un solo de triangle avec Thelonious Monk, je ressens le besoin de m’exprimer. Non pas par nostalgie. Pas par aigreur. Mais par fidélité.
« Le jazz est fait de tension, d’improvisation, de prise de risque »
Je suis chanteuse de jazz. J’en suis à mon dixième album, Je produis et programme un festival de jazz dans le Pas-de-Calais, et je me débats, chaque jour un peu plus, pour défendre l’identité de cette musique. Car le jazz, ce n’est pas une ambiance lounge à diffuser dans un concept store. Ce n’est pas un storytelling aseptisé pour flatter les oreilles sans les déranger. Ce n’est pas une voix bien posée sur quelques accords jazzy bien produits.
Le jazz est une langue. Une grammaire. Une histoire vivante, parfois douloureuse, toujours vibrante. Le Jazz est fait de tension, d’improvisation, de prise de risque. Il repose sur une culture. Sur une écoute exigeante. Sur une capacité à dialoguer, pas à séduire à tout prix.
Alors quand je vois certains artistes, portés par les majors, propulsés comme “nouvelles voix du jazz, nouveau Miles Davis, saxophoniste qui « va dépoussiérer le Jazz » alors qu’ils n’en partagent ni la culture ni le langage, ni la profondeur, je m’inquiète. Pas pour moi. Pour le mot jazz lui-même, qui perd peu à peu sa signification.
Cette dilution fait du tort à tous ceux qui travaillent dans l’ombre, avec sincérité, pour faire vivre cette musique. Des musiciens, des chanteurs, des pédagogues, des programmateurs et des journalistes exigeants. Elle désoriente le public, en lui faisant croire que le jazz est simplement “quelque chose de doux, de chic, et de vintage”.
« Le Jazz, c’est Coltrane en transe »
Mais non. Le jazz, c’est Coltrane en transe. C’est Ella qui improvise au bord du précipice. C’est Mingus, Monk, Miles. C’est Sarah qui scatte comme on respire. C’est Nina qui hurle une vérité politique dans une salle pleine de non-dits, c’est Henri Texier qui a abandonné l’idée d’être consensuel, c’est Ricardo del Fra qui a passé sa vie à enseigner avec passion le jazz au CNSM à de jeunes musiciens à qui il ne peut plus promettre de « faire carrière », ce sont des centaines de musiciens et musiciennes qui continuent d’auto- produire des albums via les plates-formes de crowd-founding pour maintenir envers et contre tout/tous la flamme allumée.
Et je continuerai, tant que j’en aurai la voix, à défendre cette musique. Parce qu’elle le mérite. Parce qu’elle m’a construite. Et parce qu’elle a ni le langage, ni la profondeur, je m’inquiète. Pas pour moi. Pour le mot jazz lui-même, qui perd peu à peu sa signification.
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