A dire vrai, le set fut de toute beauté, pointures obligent. Mais, la pluie constante, l’inattention du public et le bruit des ponchos seront venus à bout de la magie du « Marseille » d’Ahmad Jamal, hommage évident à la grande ville du sud.
Il pleut sur le théâtre antique en ce vendredi 30 juin. On devrait être habitué mais ce soir, c’est d’un extrême mauvais goût. Car, sur scène, Ahmad Jamal est là. Aux commandes d’un Steinway (merci Yamaha). Un peu trop de dos à notre sens. Et venu pour interpréter un album et un cri du cœur dont il a donné la primeur l’an dernier à Marciac : « Marseille ». On ne vous fera pas de dessin. Marseille, sa lumière, ses couchers de soleil sur la mer, ses horizons d’ailleurs, on ne les aura évidemment pas vus dans le théâtre antique où le public, une fois de plus, aura passé –nous compris- à s’encapuchonner, se ponchoriser, se parapluiser, s’étanchéiser au fur et à mesure que la pluie arrivait.
Certes, le public ici a tout du pêcheur breton. En a même parfois les bottes. Et c’est vrai que la pluie ne serait rien si elle ne venait pas démolir l’ode intemporelle délivrée par ce magique compositeur qu’est Ahmad Jamal. Mais, hier soir, ce fut malheureusement le cas même si le quartet -d’excellente humeur- tentait de nous convaincre du contraire.
Enfoncés dans la scène, pour mieux se protéger de la pluie, les quatre musiciens manquaient à l’évidence de cet écrin si précieux que constituent à Vienne une fin de soirée, une nuit installée et un ciel épuré, 25° au thermomètre.
Qui plus est, en raison du retard de Christian Scott qui aura dû rallier Vienne depuis Barcelone en autocar (7 heures de voyage, triste quotidien ignoré des musiciens), Jazz à Vienne aura dû se résoudre à inverser l’ordre de la soirée. Moyennant quoi, Ahmad Jamal fut convié dès 20h30 sur scène.
Quelle importance ? En fait, toute l’ambiance de la scène, de ses lumières (pourtant « top »), en pâtit. Jusqu’à l’inattention du public qui, dans sa barquette de frites, qui, dans son sandwich, qui, dans son demi de bière, sans compter le manège du service d’ordre pressant nos pauvres confrères photographes à vider les lieux au bout du 3ème morceau. Jazz à Vienne qui lasse.
C’est dans ce contexte que le trio + 1 d’Ahmad Jamal survient. Précision encore : le grand pianiste a divulgué ce « Marseille » il y a près d’un an (à Marciac). D’où un album et une sorte de déclaration d’amour pour cette ville qu’il a découverte pour la première fois en 1989 et à laquelle il s’est attaché. Marseille le lui rend bien : peu avant son arrivée à Vienne, Ahmad Jamal a donné deux concerts à l’Opéra de Marseille (les 12 et 13 juin) et a été reçu, très officiellement, des mains du maire de la ville, Jean-Claude Gaudin, la médaille de la ville. Y’a pire.
Quinze jours après, le voilà à Vienne pour ce qui est presque un double ou triple concert : le plus beau est à l’entrée. Ahmad Jamal- éternel costume gris dans lequel il flotte de plus en plus- arrive en trio : grand retour de James Cammack à la contrebasse, Herlin Riley sémillant drummer, et Manolo Badrena aux percus. S’ensuit un set d’exception. Comme si chacun des quatre comparses tentait de se repasser, de la façon la plus exquise possible, une note cristalline apposée d’entrée par le pianiste. Le jeu, les effets, les envolées sont au minimum. Laissant la place à une mélopée insistante et joyeuse orchestrée par le maître. Tour à tour, la contrebasse, la batterie et les percussions sont invitées par l’octogénaire à prendre les devants. C’est ciselé à la perfection.
Qu’il s’agisse du rythme millimétré asséné par Herlin Riley, un expert en la matière, ou de la torride contrebasse de James Cammack, placé à l’oreille gauche d’Ahmad Jamal, et étonnant de swing décontracté. Sa présence constituait d’ailleurs l’une des attractions du set annoncé : présent pendant deux décennies au moins aux côtés d’Ahmad Jamal, ce contrebassiste s’en était éloigné depuis plusieurs années.
Or, à Jazz à Vienne, il signait donc son grand retour à ses côtés.
Enfin, si l’on pouvait encore hésiter en début de concert sur l’ « utilité » d’un Manolo Badrena aux percussions (à peu près 15 instruments rassemblés devant lui), on en sera ressorti avec la conviction que le musicien, loin d’interférer dans le trio, lui donne au contraire une dimension inédite. Se glissant dans les interstices laissés par le piano et les drums, il impose à l’ensemble une fantaisie d’une justesse extrême, lui imprime un rythme autre, en se jouant, avec révérence, des propos du maître. Lequel n’aura cessé d’apprécier à leur juste mesure ces apports.
Ce fut d’ailleurs l’un des paradoxes de ce « Marseille ». Certes, Ahmad Jamal et ses comparses sont brillantissimes, dans l’exécution comme dans l’échange. Mais, à l’exception de quelques morceaux ou thèmes plus connus (tel les « Feuilles mortes » de Joseph Kosma), le quartet livre une interprétation très épurée des thèmes. Refusant tout lyrisme. Préférant mettre en valeur une pulsation d’acier sur laquelle s’appuient les diverses improvisations. La première écoute est phénoménale, surtout que le son du piano, des percus, des drums et de la contrebasse sont d’un rendu étonnant : le moindre effleurement de la « charleston » se répand dans le théâtre comme rarement. Mais, au fur et à mesure qu’on avance dans le set, manque comme un démarrage, une concrétisation de ce qu’on nous fait miroiter.
C’est sur ces entrefaites que survient Mina Agossi. Déjà une grand figure de Vienne mais malheureusement réduite ici à la portion congrue (un morceau). Pourtant, comme Abd Al Malik, quelques minutes plus tard, elle aura donné à cette formation si irréprochable, comme un supplément d’âme. Quelques mots justes à propos de Marseille. Une somptueuse longue robe rouge et cette voix chaude qui la classe déjà aux côtés de certaines grandes.
« croonneuses ». Enfin, en conclusion, Abd Al Malik, casquette sur la tête, étonnamment à l’aise, qui n’a sans doute jamais eu une telle rythmique à ses côtés, délivre son « Marseille ». Enchanteur : le quartet se fait minuscule, entoure le jeune homme d’une étonnante attention. Chanter du rap sur Marseille en ayant dans les oreilles les petites notes d’Ahmad Jamal, près de lui sur scène ……..évidemment inoubliable.
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