
Il y a des nuits où la musique dépasse le cadre du spectacle, où elle devient souffle collectif, partage instinctif, élan politique. Ce 11 juillet, au cœur du Théâtre antique de Vienne, la All Night Jazz a pris des allures de grande célébration vivante des Afriques plurielles. Un moment rare, chaleureux, intensément joyeux, où l’engagement rencontrait la fête, et la fête, la conscience. Des Afriques dans toute leur complexité, leur urgence, leur joie, leur colère. Une nuit de musique comme une nuit de veille.
Et comme chaque année, l’événement s’ouvre avec le lauréat du Rezzo Jazz à Vienne 2024, comme pour rappeler qu’ici aussi, en France, des scènes nouvelles émergent, cherchent, tentent. Cette fois, c’est le groupe Ninanda qui a inauguré la nuit. Une formation jeune, inventive, dont les compositions explorent les zones poreuses entre jazz, chant et hybridations sonores. Une entrée en matière sobre mais habitée, presque intime, qui a posé une première couche sensible à la soirée.
Puis le tempo s’est accéléré. Sur scène, les Nana Benz du Togo, nouvelles voix d’un afro-funk au féminin, ont fait monter la température d’un cran. Leur nom, un clin d’œil aux commerçantes togolaises qui régnaient jadis sur le commerce de wax et de tissus précieux, sonne comme une déclaration. Mais c’est avec les titres de leur dernier album Sé Nam, produit par Peter Solo, qu’elles ont affirmé le cœur de leur message : une musique qui puise dans la tradition pour parler d’aujourd’hui, une parole de femmes debout, affirmées, solidaires, aux voix chaudes et puissantes. C’était à la fois dansant, profond, sensuel, et farouchement joyeux.
Entre les plateaux, pas de temps mort. La fanfare Olaïtan, en déambulation, entretenait la ferveur comme un fil rouge rythmique et solaire. Cuivres étincelants et costumes chatoyants : une chaleur contagieuse dans tout le théâtre, jusqu’aux gradins les plus hauts. Et cette pépite inattendue : une reprise enjouée et totalement “africanisée” de L’Amérique de Joe Dassin. Une chanson d’exil revisité, dans laquelle l’utopie prend soudain les traits d’un continent imaginaire, dansant et solaire.
Mais le point de bascule de la soirée, son centre de gravité, fut sans conteste le concert de Tiken Jah Fakoly. Il entre en scène avec Un Africain à Paris, réécriture ironique du Englishman in New York de Sting. C’est drôle, fin, politiquement acide. Puis viennent les titres phares de son répertoire : Ça va faire mal, Toubabou, Ouvrez les frontières, La guerre est là, Ils sont oubliés. Des chansons comme des slogans lucides, mais sans simplisme. Il ne s’agit pas de désigner des coupables, mais de refuser l’inertie. D’alerter, de proposer, de réveiller. À chaque fin de morceau, Tiken Jah Fakoly lance un « Rastafari! » sonore, pas comme un gimmick, mais comme un cri, une exhortation à ne pas céder, à garder la tête haute.
Le public, littéralement porté par cette énergie, a amené certain à franchir la barrière entre la scène et la fosse. Des spectateurs montent sur scène pour danser à ses côtés. Instant de liesse, geste instinctif, aussitôt ramené à la réalité par une sécurité attentive mais bienveillante. Ce moment-là disait quelque chose : que cette musique-là ne supporte pas les distances, qu’elle appelle à l’égalité immédiate, au contact, au vivant.
Mais la fête n’en a pas fini. À la suite de Tiken Jah Fakoly, c’est Seun Kuti, le plus jeune fils de Fela, qui prend le relais, avec son groupe Egypt 80. Fidèle à l’héritage du père, il en ravive la puissance militante et musicale, avec une énergie farouchement actuelle. Sa musique est une pulsation continue, un groove dense, politique dans chaque souffle. Le saxophone de Seun, ses textes acérés, ses pas de danse nerveux : tout est là pour rappeler que l’afrobeat est une arme autant qu’une fête. Il parle de panafricanisme, de justice sociale, de lutte de classe. Et le public répond présent, captif, galvanisé.
Après Seun Kuti, l’explosion : BCUC. Une autre Afrique, celle des townships sud-africains, celle du chaos organisé, des fureurs dionysiaques, de la transe punk et ancestrale. Leur set est à la limite du concert : c’est une cérémonie, une performance radicale, une claque. Une voix gutturale, des percussions martiales, des montées hypnotiques : le public est secoué, traversé, retourné. On ne ressort pas indemne d’un concert de BCUC, et c’est tant mieux.
Enfin, alors que l’aube approche, c’est NickyB qui prend le relais aux platines. Elle tisse un dernier lien, fluide, élégant, entre tous les mondes traversés dans la nuit. Afro-groove, sons organiques, nappes électroniques. Ceux qui dansent encore ne veulent plus partir. Ceux qui s’assoient ferment les yeux, sourient. Quelque chose s’est passé.
Cette nuit-là, le Théâtre antique n’a pas simplement accueilli des concerts. Il a hébergé une parole, un feu, une mémoire en mouvement. Il a été traversé par des voix qui n’acceptent ni le folklore ni l’oubli. Il y avait là une Afrique indocile, vivante, joyeusement politique. Une Afrique qui ne demande pas la permission pour exister, mais qui choisit de se dire en musique, avec panache, colère et tendresse mêlés.
Et dans la douceur d’un lever de soleil, il restait ce sentiment rare : celui d’avoir vécu non pas un événement, mais un soulèvement doux. Une nuit de fête, oui, mais surtout une nuit d’éveil.
Facebook
Twitter
YouTube
LinkedIn
RSS