
Ce dimanche, Je ne savais pas trop à quoi m’attendre. J’avais gardé en mémoire une Diana Krall appliquée, un peu distante, entendue à Jazz à Vienne en 2023, un concert qui, malgré son élégance, n’avait laissé qu’une impression de joliesse. Ce dimanche soir, à la salle 3000 de Lyon, j’ai retrouvé une autre femme : plus grave, plus enracinée, plus habitée aussi. Une artiste qui, derrière la maîtrise glacée, semble désormais chercher autre chose, une forme de vérité musicale dépouillée, presque nue.
À 19 heures passées de quelques minutes, elle entre en scène sous des applaudissements polis mais sincères. Vêtue élégamment, silhouette immobile dans la lumière douce, elle s’installe au piano et n’en bougera plus. C’est ainsi qu’elle se livre au public, sans artifice, sans effet de scène, mais aussi sans vraie spontanéité. Elle ouvre la soirée avec Where or When, ce standard que Frank Sinatra a rendu immortel et qu’elle avait déjà enregistré il y a une quinzaine d’années. Le choix est loin d’être anodin : cette chanson, qui évoque la répétition du temps, les souvenirs qui se dédoublent , “It seems we stood and talked like this before…” ,agit comme un miroir de sa propre carrière.
Car tout, chez Diana Krall, semble se rejouer depuis près de trente ans : la même posture, assise au piano, la même élégance contenue, le même balancement entre ballades soyeuses et swings feutrés (malgré quelques fulgurances groovy pour ce concert), les mêmes sourires discrets, les “thank you very much” lâchés comme des points de respiration. Rien ne dépasse. Tout est d’une précision chirurgicale. Et c’est peut-être là, paradoxalement, que réside la limite de son art : dans cette perfection qui confine parfois à l’immobilité.
Le public, pourtant, ne s’en lasse pas. Une salle aux deux tiers vides, les prix élevés ont visiblement découragé plus d’un mélomane , mais un auditoire acquis d’avance, suspendu à la moindre inflexion de voix, au moindre arpège. Diana Krall parle peu, joue beaucoup. Elle enchaîne The Look of Love, réinventé dans une version jazzy dépouillée, presque murmurée, puis All of Me popularisé par Louis Armstrong , I’ve Got You Under My Skin de Cole Porter, et L.O.V.E, cette chanson signée Bert Kaempfert et Milt Gabler, que Frank Sinatra et Nat King Cole avaient su, chacun à leur façon, rendre éternelle.
Chaque morceau devient une miniature d’élégance : tempo ralenti et parfois plus accéléré voire groove, respiration millimétrée, accompagnement d’une sobriété absolue. Le contrebassiste Sébastian Steinberg , aux faux airs de Père Fouras ou de Merlin l’enchanteur, tisse un tapis sonore d’une délicatesse rare, tandis que Matt Chamberlain, aux balais, distille un swing feutré mais intense qui n’éclate jamais mais pulse en continu, comme un cœur discret sous la soie.
Je me surprends à penser qu’il n’y a rien de plus difficile que la lenteur. Chez Diana Krall, tout repose sur la maîtrise du silence. La note avant, la note après, c’est là que tout se joue. Elle étire le temps, le suspend, parfois jusqu’à l’extrême. Sa voix, plus granuleuse qu’autrefois, s’est enrichie d’une matière nouvelle : un voile de gravité, une fatigue élégante, une vulnérabilité qu’elle ne cherche plus à masquer. On sent qu’elle a vieilli, et c’est heureux. Son art, lui, a gagné en densité.
Mais le concert n’est pas qu’un moment de musique : il dit aussi quelque chose de la fascination que cette femme exerce. Diana Krall n’est pas seulement une pianiste de jazz, c’est une icône, une figure de style. Mariée à Elvis Costello, célébrée par la critique américaine, amie d’Elton John (chez qui la cérémonie du mariage a eu lieu), proche de Paul McCartney qui lui a offert une chanson inédite, elle incarne une élégance rare, celle d’un monde où le jazz se frotte à la jet-set sans jamais s’y dissoudre. Il y a, dans son allure, ce mélange d’assurance et de pudeur, de raffinement et de distance, qui fascine au-delà de la musique.
Et pourtant, derrière cette image lisse, il y a parfois comme un parfum de déjà-vu. Lorsqu’elle revient à son premier album Stepping Out (1993) avec Do Nothin’ Till You Hear From Me de Duke Ellington, on admire la perfection de la mise en place, la sonorité du trio, la clarté du phrasé. Mais on se demande : que reste-t-il à découvrir ? Tout semble si bien réglé, si impeccablement poli, qu’on en vient à espérer un petit accident, une note qui glisse, un éclat de rire imprévu, quelque chose qui viendrait fissurer ce bel édifice.
Et pourtant, je ne peux m’empêcher d’être touché. Peut-être parce que, derrière cette maîtrise, affleure une forme de pudeur désarmante voire de timidité. Diana Krall ne cherche pas à séduire, elle ne cherche même plus à convaincre : elle joue comme on respire, dans un rapport intime avec la musique, comme si le public n’était qu’un témoin discret d’un dialogue intérieur. Ce soir-là, j’ai eu le sentiment d’assister non pas à un concert, mais à une conversation, silencieuse, retenue, mais sincère.
J’ai longtemps pensé que Diana Krall était surcotée, qu’elle devait plus à son image qu’à son génie musical. Je me trompais peut-être. Ce dimanche à Lyon, j’ai entendu une musicienne apaisée, plus libre qu’avant, débarrassée du besoin de plaire. Une femme qui, à force d’être parfaite, finit par laisser entrevoir ses failles, et c’est précisément là que la beauté s’invite.
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