Dans les espaces où siègent les équipes du Parc Naturel des Vosges du Nord, les organisateurs du festival y installent leur quartier général. Très prisés des chauves-souris, des loirs et des insectes, ces lieux chargés d’histoire accueillent également les loges des musiciens qui y trouvent par temps de canicule la fraîcheur et la sérénité nécessaires pour affronter, le soir venu, les caprices météorologiques du plein air : vent, orages, voire froid…
Mais, en osmose totale avec un public très attentif, les musiciens donnent toujours le meilleur d’eux-mêmes.
Cette année, un nouveau duo a pris la relève de la direction artistique. Leur défi : développer la voie ouverte par l’ancien programmateur démissionnaire, Guy Hergott. Pari réussi : qualité, authenticité et ouverture étaient au rendez-vous de la programmation 2015.
Classes effectuées dans l’ancien staff de Jazz à Vienne
Le couple réunit la Savernoise (et savoureuse) Valentine Wurtz, ancienne bénévole de l’équipe précédente, et Alexandre Von Arx qui a effectué ses classes dans l’ancien staff de Jazz à Vienne.
Ensemble, ils ont concocté un programme qui s’apparente à une croisière musicale à travers les continents. Le bilan affichera une fréquentation en légère hausse et des moments d’anthologie.
Après une mise en bouche yiddish des Néerlandais de l’Amsterdam Klezmer Band – concert co-organisé avec le festival de Théâtre de la Ville (voisine) de Phalsbourg – c’est avec les rythmes caribéens de Monty Alexander que le festival a lancé son véritable coup d’envoi le 7 août. Immense talent que celui du pianiste jamaïcain et son trio – Hassan Shakur à la contrebasse et Obed Calvaire aux tambours – qui a su rendre hommage à ses pairs avec une aisance déconcertante en puisant son inspiration dans ses propres racines.
Il enchaîne tour à tour les genres qui l’ont inspiré : Art Tatum et Ahmad Jamal pour le piano, le calypso d’Harry Belafonte ou le crooner Tony Bennett… L’ombre de Bob Marley hante la place Jerri Hans lorsque Monty enchaîne les hommages, sur le rythme caractéristique du mento, qui donnera naissance au reggae, au ska et au rocksteady. Le public en redemande.
Une élégance incarnée
Soirée « grand-mère » le samedi 8 août avec une en première partie Kyle Eastwood, lequel a muri dans un jeu brillant, et son interprétation du répertoire hard-bop qui l’inspire. Une élégance incarnée sur scène. Il jouera les prolongations en fin de soirée pour commenter un film où son père lui confia, en 1982, le second rôle d’un chef d’œuvre du 7e art : Honky Yonk Man. Il avait alors 14 ans et déjà l’étoffe d’un artiste confirmé.
Mais avant de retrouver le cliquetis caractéristique du projecteur 35 mm et, malheureusement, celui moins poétique de l’averse qui s’invitera en fin de soirée, le public avait rendez-vous avec Gary Peacock, légende vivante du jazz, qui a fait le bon choix en venant donner à La Petite Pierre son concert exclusif de l’été dans l’hexagone.
Les quatre-vingt printemps sur scène de Gary Peacock
Quel talent ces programmateurs ! Gary Peacock, qu’on ne présente plus, membre du trio qui réunit Keith Jarrett et Jack DeJohnette, ancien sideman de Miles Davis, Bill Evans, Art Pepper, Don Cherry, Albert Ayler… a choisi de célébrer ses quatre-vingt ans avec son complice de plus de 30 ans, le pianiste Marc Copland, et le batteur Marc Ferber, qui succède avec talent à Billy Stewart et Billy Hart.
Comme le soulignait Marc Copland le matin même en conférence de presse « jouer avec Gary est synonyme de plaisir, un plaisir demeuré intact depuis les premiers jours de notre rencontre dans les années 80 ».
Dimanche 9 août le Parc naturel des Vosges du Nord célébrait ses 40 ans et, à l’invitation de son Président, Michaël Weber, de nombreux élus et acteurs du département du Bas-Rhin se pressaient à une réception organisée au château. Après les discours sur l’avenir du Parc à l’heure de la réforme territoriale, et les questionnements sur la pérennité des compétences du Département (gestionnaire du Parc), les élus ont offert un beau cadeau d’anniversaire : le concert de Marcel Loeffler, et sa gratuité pour l’occasion.
Hommages à Django
L’accordéoniste virtuose, originaire de la ville voisine de Haguenau, est un virtuose du « piano à bretelles ». Il enchaîne les hommages à Django Reinhardt (Nuages, Festival 48…) dans la plus pure tradition du Hot Club de France et des années Grappelli.
La surprise viendra de Lisa Doby qui le rejoindra en 2e partie de concert. Avec sa voix chaude, profonde, et son aisance naturelle, la française d’adoption, née en Caroline du Sud, chantera quelques extraits de son prochain album « So… french » distribué début octobre par Harmonia Mundi, et dans lequel Marcel participe sur trois titres.
Et, comme une surprise n’arrive jamais seule, Franck Wolf, venu en voisin, sortira son sax soprano pour rejoindre ses amis autour d’un final résolument klezmer (*).
En soirée, c’est le trio Rosenberg (les frères Nonnie et Nous’che à la rythmique et Stochelo à la guitare solo) qui poursuivra l’ambiance manouche. Après quelques morceaux de réglage sonore et changement de cordes cassées, le trio néerlandais enchaînera des compositions sur un rythme effréné, voire sportif !
L’orage n’aura pas raison ni de la fougue du trio ni du public, et tout le monde se retrouvera autour d’une flammekueche (tarte flambée) bien méritée à la buvette du festival où se jouent les afters.
Après les cordes pincées, les cordes frappées sont à l’honneur lundi 10 août, avec la programmation du géant cubain Chucho Valdés. Fils de Bebo, né en 1941 près de la Havane, Chucho n’a pas attendu la valeur des années pour se faire un prénom. Devenu le pianiste, compositeur et chef d’orchestre le plus célèbre de Cuba à travers le monde, il a rendu hommage cet été au répertoire du groupe Irakere qu’il a fondé en 1973.
Les arrangements ont été particulièrement soignés pour mettre en valeur les pistoleros qui l’accompagnent, dans une euphorie communicative. On retiendra entre autres passes d’armes un solo explosif du jeune sax ténor Ariel Bringuez. Musicien iconoclaste, le pianiste n’a pas son pareil pour citer les compositeurs qu’il affectionne : Dave Brubeck, Claude Debussy, Jean-Sébastien Bach, Franz Liszt…
Concert événement d’Archie Shepp
Mardi 11, ce sera un nouveau temps fort de cette édition 2015 avec le concert événement d’Archie Shepp à la tête d’Attica Blues Band, projet né il y a quarante ans en hommage à l’ancien Black Panther George Jackson, assassiné dans la prison californienne de San Quentin, et aux 39 morts d’une mutinerie qui s’ensuivra à Attica.
Challenge pour les organisateurs obligés d’agrandir la scène afin de pouvoir accueillir les 17 musiciens du big band. Seuls quelques organisateurs courageux avaient programmé ce concert cet été : Marciac et Angoulème. Attica Blues Big Band est une sorte d’oratorio moderne mêlent blues, funk, soul et jazz. Certains des musiciens ayant participé à sa création en 1972 sont présents sur scène, aux côtés du saxophoniste : Amina Claudine Myers au piano, au chant, et Famoudou Don Moye à la batterie. Dans l’orchestre actuel, on a le plaisir de trouver François Théberge au saxophone ténor ou Pierre Durand à la guitare, pour ne citer qu’eux.
Le pianiste Jean Rondeau et son groupe Note Forget remportera l’adhésion du public le lendemain dans le cadre d’un concert hors les murs organisé au Musée Lalique (l’occasion pour votre serviteur de faire un break touristique), et on se retrouve à La Petite Pierre avec une autre pianiste de talent, Eliane Elias le soir du 13 août.
La star rendra hommage à son Brésil natal en interprétant des bossa novas de Gilberto Gil, Antônio Carlos Jobim, Vinicius de Moraes… tout en luttant contre les violentes bourrasques de vent. La pianiste sensuelle, solidement épaulée par Mark Johnson à la basse, Rubens de la Corte à la guitare, et Mauricio Zottarelli à la batterie a visiblement souffert des conditions météo particulièrement difficiles ce soir-là. Même en fermant les yeux, la plage d’Ipanema était très éloignée…
Hommage à Leadbelly
La soirée du jeudi 14 août sera plus calme avec au rendez-vous un hommage à Leadbelly, chanteur et guitariste né dans une plantation de Louisiane en 1885. Son premier instrument sera un accordéon et on retient de lui une vie mouvementée qui le conduira souvent en prison à la suite de rixes, tentatives de meurtre et bagarres, en alternant avec des conquêtes féminines (il prétendait coucher avec huit à dix femmes par nuit !).
La maladie l’emportera à New York en 1949. C’est un double hommage que rendront le guitariste (et jeune marié) Eric Bibb, l’harmoniciste Jean-Jacques Milteau, et le batteur Larry Crockett : au blues de Chicago et aux racines du folk et du country. Avec une pleine adhésion du public et des fans.
Samedi, rendez-vous festif pour les amateurs de groove avec le batteur, auteur, compositeur nigérian Tony Allen, l’un des pionniers légendaires de l’afrobeat avec feu son ami Fela Anikulapo-Kuti, dont il a été le batteur et directeur artistique, avant de faire une incursion dans le jazz électro et l’expérimentation.
Mais c’est plus un répertoire qui signe un retour aux sources que joueront Tony Allen et son band en ouverture de cette soirée magique avant de laisser la place toute chaude à Seun Kuti & Egypt 80. Il avait intégré l’orchestre de son père comme choriste à l’âge de 9 ans. Il le dirige désormais depuis le décès de Fela en 1997.
Le chanteur et saxophoniste a hérité de son père une aisance scénique proche de la transe, l’engagement de textes revendicatifs, et joue un afrobeat ultra syncopé avec force de cuivres, de percussions, et des renforts de choristes et danseuses africaines survoltées.
Rencontre entre deux légendes
La rencontre entre les deux légendes de l’afrobeat semblait évidente mais les artistes s’étaient donné un peu de répit après avoir tout donné d’eux-mêmes; lorsqu’ils semblaient prêts à rebondir pour un troisième round, le public s’était déjà dispersé.
Du Nigéria au Sénégal il n’y a qu’un pas à franchir… Banco !
Pour ouvrir sa dernière journée, le festival présente Julia Sarr, une chanteuse qu’on a forcément croisée avec Richard Bona, Salif Keïta, Youssou N’Dour, Mario Canonge ou encore Jean-Jacques Goldman, Michel Fugain, Francis Cabrel, MC Solaar, Maurane, Camille, Christophe Mahé… qu’elle a accompagné avant de prendre son envol comme soliste. Avec une grande aisance vocale et des textes plein de poésie, l’élégante Julia Saar chante l’émotion de l’amour, la condition des femmes, la douleur de l’exil, en français dans le texte, puis en walof, la langue de ses racines.
Dhafer Youssef : l’Alsace, après Vienne
Elle forme un trio avec Fred Soul au piano, et Stéphane Edouard aux percussions. Et c’est à Dhafer Youssef que reviendra l’honneur de clôturer le festival Au Grès du Jazz. Le public de Jazz à Vienne a eu l’occasion de le découvrir le 29 juin dernier dans le cadre de Jazz à Vienne lors d’une soirée partagée avec Natacha Atlas et Ibrahim Maalouf.
C’est dans un cadre plus intimiste (mille personnes tout de même), que l’oudiste, vocaliste et compositeur tunisien présente son dernier projet, Birds Requiem.
Transposant l’appel vocal du muezzin hérité de la tradition orientale, Dhafer nous emmène dans un voyage musical et spirituel qui transcende la quête de l’universel. Un son éthéré nous transporte dans une nuit qu’on aimerait voir se prolonger jusqu’à l’aube. Kristjan Randalu au piano, Phil Donkin à la contrebasse et Ferenc Nemeth aux percussions contribuent à nous faire partager les horizons musicaux de cette soirée extraordinaire.
Outre les soirées programmées sur la scène du festival in, Au Grès du Jazz propose de nombreuses animations, rencontres et concerts itinérants qui invitent à la découverte des richesses de cette région. Un des lieux les plus improbables est le jardin des Païens, niché dans un lieu secret du village… Sans oublier les deux buvettes du festival qui proposent une programmation off avec des spécialités alsaciennes, alternativement avant et après les concerts.
Pierre-Marc Onjic
(*) Franck Wolf jouera le 11 décembre à Valence avec Mieko Miyazaki.
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