Dans l’univers du jazz, à part Billie Holiday, nul autre plus que Chet Baker n’aura fait autant marcher la machine à fantasmes.
Presque 30 ans après sa disparition tragique, que retient de lui le grand public ? la drogue, les femmes, les voitures rapides, le James Dean du jazz, son imprévisibilité, son tabassage, le vieil indien momifié, My Funny Valentine…
A bien des égards, ce biopic, Born To Be Blue, participe de ce point de vue. Mais Chet que l’on peut rendre en partie responsable de cet état de fait, n’est-il que cela ?
Carol Baker, compagne fidèle, dans la préface de « Comme si j’avais des ailes », écrite par Chet lui-même, livre son opinion :
«Trop souvent, les célébrités sont réduites à des caricatures unidimensionnelles. La perception qu’en a le public finit par tracer les limites de leur personnalité, les contours de leur âme. C’est trop facile : un être humain possède toujours beaucoup plus que ce que l’on a l’occasion de voir. Et cela n’a jamais été plus vrai que dans le cas de Chet Baker. En tant que femme de Chet, je le sais mieux que la plupart des gens. Chet ne peut pas seulement être décrit comme un musicien, un drogué, un époux ou une légende. Il était tout cela et plus encore ».
Je veux consacrer ces quelques minutes aux parcours pluriels de Chet Baker, dont le seule quête qui vaille était la musique.
Dans le numéro de Jazz Magazine de mars 2016, plusieurs pages sont consacrées à Chet et Pascal Anquetil, en exergue de son article note ceci :
« Dès l’instant, où il s’est mis à jouer de la trompette, puis à chanter, Chet semble n’avoir souhaité qu’une chose : rendre la vie plus belle. Malgré les vicissitudes de l’existence, il fut, jusqu’à son dernier souffle un messager nomade de la beauté ».
Voyons d’abord quelques éléments «musico-biographiques ».
A l’âge de 13 ans (on est alors en 1942), il abandonne le trombone pour la trompette. Il va en faire l’apprentissage dans la fanfare de la Glendale Junior High School. En 1946, il s’engage dans l’armée et fait ses classes à Fort Lewis, dans l’Etat de Washington et reçoit une affectation pour Berlin. Le pays peine à sortir des ruines de la guerre. Chet intègre l’orchestre du « 298ème Army Band ». A la radio, Chet écoute Stan Getz et Dizzy Gillespie « à fond la caisse ». En 1948, démobilisé, il retrouve sa famille à Hermosa Beach, au nord de Los Angeles. Il étudie la théorie et l’harmonie au El Camino College.
1949. C’est à cette période, comme il commence à fréquenter tous les clubs du coin, il peut participer aux jam-sessions et rencontrer tous les grands noms de la côte ouest : Andy Lambert, son premier mentor, le pianiste Jimmy Rowles, son ombre tutélaire, Russ Freeman, Shelly Manne et Shorty Rodgers, Lawrence Marable, Hampton Hawes, Art Pepper, et Frank Rosolino, Paul Desmond, Dexter Gordon…
1950. Suite à une déception amoureuse (Charlaine), il se réengage et est enrôlé dans le Sixth Army Band de San Francisco. Chet n’est pas, loin s’en faut, un élément modèle : la lecture des partitions n’est pas son fort, il compense en apprenant tout par coeur, d’oreille, même les marches de John Philip Sousa, dont le célèbre Stars and Stripes Forever.
Réconcilié et en ménage avec Charlaine, Il mène ses journées d’un train d’enfer : courir à la caserne pour l’appel, puis répétition le matin avec l’orchestre, puis repos l’après-midi, puis lever à minuit pour rejoindre le club Bop City. Y jouer jusqu’à cinq heures trente du matin, courir à l’appel et ainsi de suite…
Chet veut rompre son engagement militaire et, après avoir été muté dans un bataillon disciplinaire à Fort Huachacha dans l’Arizona, il est enfin réformé pour raisons psychiatriques.
952 : Chet est choisi par Charlie Parker
De retour à Los Angeles, d’abord dans l’orchestre de Vido Musso, puis dans celui de Stan Getz, il peut commencer sa carrière professionnelle.
Nous sommes en 1952, Charlie Parker organise une audition pour recruter le trompettiste qui l’accompagnera pour des concerts au Tiffany Club d’Hollywood et quelques gigs dans des clubs de Californie. Au grand dam des dizaines de trompettistes présents, c’est Chet qu’il choisit (ceci est évoqué dans le film).
A plus d’un titre, cette rencontre et cet adoubement du Bird, le marqueront à jamais…
La même année voit la naissance du quartet sans piano de Gerry Mulligan. Pendant onze mois, les concerts du Haig ne désemplissent pas et attirent la curiosité de la critique. Le quartet enregistre plusieurs disques pour le label Pacific Jazz et pour Fantasy. Chet est élu meilleur trompettiste de l’année par les lecteurs de Downbeat. Disques, revues, les photos du « James Dean du Jazz », dont celles du talentueux William Claxton, font la une. Chet s’achète une Jaguar et fonce à la conquête de la côte est.
Une carrière de 36 années
S’ensuit alors une carrière de 36 années marquées de sommets musicaux et d’abîmes personnels, de tournées internationales, surtout transcontinentales entre Europe et Etats Unis, de concerts prestigieux et de clubs improbables, d’enregistrements de plus de 200 disques dont une petite proportion seulement existe en CD… Une carrière en deux épisodes, scindée par l’agression, en 1966, où il perdit une partie de sa dentition supérieure et par la longue période de huit ans nécessaire à son rétablissement trompettistique (et c’est bien sûr l’objet central de).
Chet, le musicien naturel
Mais parlons maintenant de ce qui est le plus important à mon entendement : Chet le musicien naturel.
Tous les musiciens qui l’ont côtoyé s’accordent pour louer ses capacités musicales hors du commun. Chet est un musicien né, spontané, un improvisateur intuitif, décourageant à force de facilité. Voici ce qu’en disait Gerry Mulligan : « Je pense que Chet possédait un talent hors normes. Quand il est arrivé, personne ne pouvait dire qui l’avait influencé, ni où il avait appris ce qu’il savait ».
Chet le confirmera plus tard : « Je n’ai pas vraiment eu de professeur pour m’aider dans mon apprentissage. C’est tout seul que j’ai dû inventer une technique pour souffler dans ma trompette sans mon incisive gauche, cassée et perdue dès l’âge de 13 ans par un jet de pierre (le film le mentionne!). C’est simplement en sortant tous les soirs et en faisant partout le boeuf que je me suis forgé mon style ».
Vous savez que le jazz que l’on dit idiomatique, à l’opposé du jazz « free », est régi par des codes rythmiques et surtout harmoniques qui doivent être respectés pour le « jouer » ensemble des musiciens.
Les thèmes et surtout les standards du jazz classique reposent sur une mélodie de forme AABA (couplet/refrain) ou de forme blues (12 mesures). Une trame harmonique (on parle de grille d’accords) déterminée lui sert de support intangible. Après l’exposé du thème, c’est sur cette grille, plus ou moins sophistiquée, répétée à satiété, que vont se dérouler les parties improvisées. Eh bien, aussi incroyable que cela puisse paraître, Chet avouait ne pas se soucier de l’harmonie d’un morceau !
Ce que corrobore le saxophoniste Jean-Louis Chautemps qui fut son compagnon de route dès 1955 pour des concerts à Paris et en Europe : « Il avait une oreille exceptionnelle, infaillible. Je ne l’ai jamais entendu faire une faute de mise en place ni d’accords ».
Chet n’avait qu’un seul besoin : qu’on lui dise sur quelle note on allait commencer le morceau. Son don d’anticipation, d’entendre toutes les notes, toutes les phrases avant même de les jouer ferait le reste…
Question technique instrumentale, Chet ne fait pas partie des « Athlètes de la trompette »
Dans son livre « Comme si j’avais des ailes », il nous livre cette réflexion : «J’ai énormément appris de Jimmy Rowles (le pianiste), comment notamment rester simple, comment ne pas en faire trop avec la trompette… Il me semble que la plupart des gens sont impressionnés seulement par trois choses : quand on joue vite, quand on produit des notes aiguës et quand on joue fort. Je trouve cela un peu exaspérant! ».
Et il dira un jour, non sans humour : « si je pouvais jouer comme Wynton, je ne voudrais ni ne pourrais jouer comme Marsalis ».
Chet veut mettre sa technique en sourdine pour privilégier la sensibilité du discours. Il n’empêche, et de nombreux exemples sur disque ou des témoignages l’attestent, essentiellement jusqu’en 1966 : Chet était capable de surprendre par sa capacité à phraser vite et fort sans perdre le groove, avec une sonorité pleine, cuivrée, se jouant du registre, entre fa dièse grave et contre-ut. A l’instar des grands trompettistes hard bop : Kenny Dorham, Clifford Brown, Lee Morgan… On se doit donc de tordre le cou à cette image du trompettiste uniquement intimiste, voire souffreteux.
C’est dans la deuxième période de sa carrière, celle de son come-back, que cette image s’est forgée, mais dans sa quintessence.
C’est dans ces années principalement européennes, celles de l’Ange déchu, que sa quête fut celle de la beauté toute simple, de l’émotion mise à nu. Ainsi que l’écrit Pascal Anquetil :
« Il souffle dans sa trompette avec le minimum de respiration. Et chaque fois, surtout dans ses ballades hantée, d’une lenteur jamais monotone et en toute sobriété, il impose au monde son sens de l’essentiel, son élocution lente et l’intériorité mélancolique de ses lignes mélodiques, toujours admirablement ciselées, construites et équilibrées ».
Malgré les drames qu’il traversait et qui le traversaient, Chet ne tenait pas « à introduire le malheur, ni tous les ennuis de la vie dans sa musique, mais de la beauté, voire de la perfection ». Sa musique comme havre idyllique à l’écart du monde réel et de ses tourments…
Ce que l’on retient aussi de Chet, c’est la concordance entre voix et jeu instrumental.
La trompette est un instrument particulièrement exigeant, avec lequel on ne peut pas tricher. On doit faire toutes ces notes avec seulement souffle et pistons. Une embouchure et trois pistons.
Trois pistons donc sept positions. Sur chaque position une note de base et ses harmoniques que l’on obtient par un savant dosage entre air, diaphragme, gorge, cavité buccale et lèvres. . On combine tout çà avec les doigtés pour fabriquer les gammes et parcourir la tessiture du grave à l’aigu. Au contraire du piano, les notes ne sont pas là, sous nos yeux, bien alignées sur le clavier. Comme chaque position peut donner des notes différentes, on se doit d’entendre intérieurement la note pour la jouer. On doit l’avoir en tête, comme si on allait la chanter. C’est ce qui nous rapproche du chant.
Et il n’est pas étonnant que parmi les trompettistes on distingue de vrais chanteurs : Louis Armstrong, Dizzy Gillespie, Don Cherry et… Chet Baker !
Voici ce que dit Chet à ce propos :
«Je ne sais pas si je suis un trompettiste qui chante ou un chanteur qui joue de la trompette. J’aime à vrai dire les deux. Chaque note que je joue à la trompette, je peux la chanter. Et je pense toujours profondément chacune des notes que je joue ».
Regardez sa chanson la plus emblématique, « My Funny Valentine », selon les versions il commence avec la trompette, puis enchaîne avec la voix ou l’inverse. Chaque fois le miracle opère, une correspondance naturelle et magique se produit entre le son feutré de la trompette et le timbre diaphane, quasi féminin de la voix. Mais Chet ne chante pas que des ballades et on peut l’entendre aussi chanter en scat sur des tempos plus rapides. Ce qui frappe également, c’est l’immensité de son répertoire vocal, donc de la connaissance des paroles d’innombrables standards.
Voilà, pour conclure, trois citations de Chet auxquelles on ne peut plus rien ajouter :
- Pour moi, le jazz est une façon de vivre et je ne pourrais pas vivre sans lui et vraiment, j’essaie de tout donner durant mes concerts.
- J’aime jouer et je pense vraiment que c’est l’unique raison pour laquelle je suis venu au monde
- Je joue chaque set comme si c’était le dernier.
(*) Le trompettiste lyonnais Jean Mereu n’est pas seulement un musicien qui a su révéler toute la vitalité de la scène jazz lyonnaise. Que ce soit avec l’Arfi, avec le Hot Club ou avec tant d’autres, il ne cesse de propager la musique, de la fondre avec les formes artistiques les plus détonantes. Peinture, gastronomie, théâtre, poésie, performances…..et bien sûr au détour d’une petite intervention donnée dans le cadre de Fort en Jazz, une relecture intime de Chet Baker
(Photos tirées du film « Born to be Blue »)
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Quels disques de Chet Baker privilégier ? Les conseils de Jean Mereu
« Pour les références discographiques, il est bien difficile de faire un choix parmi les centaines d’enregistrements de Chet (au moins 200 en tant que leader) ! explique Jean Méreu au sujet de Chet Baker. On ne saurait trop recommander de suivre les conseils du trompettiste : « Il y a une discographie quasi exhaustive à la fin du livre écrit par Chet « Comme si j’avais des ailes » et une orientation discographique qui distingue trois périodes, explique-t-il :
- 1952-1956 : l’Age d’Or avec les enregistrements avec Gerry Mulligan et aussi Russ Freeman ou Art Pepper (The Route et PlayBoys)
- 1957-1970 : Passage à l’Est avec Chet Baker à New York, The Lyrical Trumpet of Chet Baker, Chet Baker sings It Could Happen to You, Baker’s Holiday (hommage à Billie Holiday)
- 1970-1988 : La période surtout européenne avec She Was to Good for me où apparaît Paul Desmond et aussi Once Upon a Summertime. Les disques avec Philip Catherine, Diane avec Paul Bley, la séance de 1975 avec Jim Hall (Concertio-CTI) où il joue le Concerto d’Aranjuez et le dernier, magnifique, My Favourite Songs de 1988, avec grand orchestre et section de cordes à Hanovre (Enja).
Idem pour les vidéos sur YouTube! Il y en a des centaines. J’aime beaucoup celle tournée au Ronnie’s Scott de Londres en 1985 et le court métrage « Chet’s Romance de Bernard Fèvre (1987) où Chet chante « I’m a fool to want you »avec Riccardo Del Fra, Alain Jean-Marie, George Brown ».
https://www.youtube.com/watch?v=f2qfo1j68WM
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